mercredi 1 octobre 2008

Gide et Freud

1922 : L'Introduction à la psychanalyse, première traduction française d'une œuvre importante de Freud vient de paraître chez Payot et commence ce que Jules Romains appelle "la saison Freud" dans la NRF du 1er janvier 1922, raillant bien davantage les salons qui s'emparent du phénomène que le phénomène lui-même. Martin du Gard est lui aussi très impressionné et l'écrit à Marcel de Coppet le 5 février. Tout l'entourage de Gide est en effervescence.

"Freud. Le freudisme… Depuis dix ans, quinze ans, j'en fais sans le savoir", rétorque Gide dans son Journal le 4 février 1922. Bien avant cela serait-on tenté de dire en citant l'exergue à Paludes (1895), cette sotie placée sous le signe de l'inconscient – "On dit toujours plus que CELA." - "Cette part d'inconscient, que je voudrais appeler la part de Dieu."

Gide a très probablement entendu parler de Freud dès 1918 lors de son voyage en Angleterre. Le frère de son professeur de langue anglaise Dorothy Bussy n'est autre que James Strachey qui s'intéressa très tôt aux études de Freud avant d'entamer une cure avec le maître dans les années 20, de devenir psychanalyste et traducteur de ses oeuvres vers l'anglais.

L'auteur de l'excellent Gide à Cambridge, David Steel, est aussi celui de deux études sur Gide et Freud* dans lesquelles on apprend que Gide dit avoir rencontré l'oeuvre de Freud pour la première fois au printemps de 1921 dans une lettre à André Lang citée par Steel. Et c'est vers Dorothy Bussy que Gide se tourne dans une autre lettre du 26 avril 1921 pour tenter de rencontrer Freud ou du moins d'en obtenir une préface à Corydon :

"J'achève la lecture (dans la Revue de Genève) d'un troisième article de Freud sur"l'Origine et le développement de la psychanalyse" – (je n'ai pas pu me procurer les deux premiers) [...]. C'est décidément très sérieux. A vrai dire il ne me dit rien (Freud) que je n'aie déjà pensé ; mais il met au net une série de pensées qui restaient en moi à l'état flottant – disons : "larvaire". [...] Il faut absolument que j'entre en relation avec Freud. Votre frère le connaît n'est-ce pas, et ne refusera pas de m'introduire auprès de lui [...] Je rêve déjà d'une préface de lui à une traduction allemande de Corydon, qui pourrait bien peut-être précéder la publication française. [...] Cette préface de Freud pourrait souligner l'utilité et l'opportunité du livre."

Un contact semble bien s'établir entre les deux hommes, bref, au moins une lettre perdue lors de l'arrivée du nazisme mais attestée par Anna Freud et une réponse qui va décevoir Gide : Freud lui refuse la préface mais aussi toute caution à son Corydon. Une édition confidentielle en a été faite en 1920 et Gide attendra 1924 pour en donner une édition "officielle". Quatre années au cours desquelles la percée de Freud est à la fois un soutien aux théories de Gide mais aussi une concurrence qui opère sinon sur le même champ de bataille, du moins tout près...

Fin 1921 et début 1922, Gide participe aux soirées de la psychanalyste Eugenia Sokolnicka, où il se montre un élève curieux mais finalement pris entre assoupissement et rires (voir les comptes-rendus qu'en fait Gide dans son Journal le 16 mars 1922 et la Petite Dame dans ses Cahiers). Pour Gide, les théories freudiennes sont trop systématiques et il a horreur des systèmes.

"Ah que Freud est gênant ! [...] Que de choses absurdes chez cet imbécile de génie !". Le mot est lâché ce 19 juin 1924 dans le Journal. Il y entre aussi un peu de cette mauvaise foi coutumière chez Gide qui, lorsqu'on lui refuse quelque chose ou qu'on le déçoit, n'hésite pas à faire passer à la trappe des passages de son Journal voire à le ré-écrire...

Il réglera encore ses comptes dans le plus psychanalytique de ses romans : Les Faux-monnayeurs** où l'on retrouve notamment Mme Sokolnicka devenue Mme Sophroniska en analyste du petit Boris. Un "cas" qui sera à son tour étudié en 1930 dans la célèbre revue de psychanalyse Almanach der Psychoanalyse par le Dr. Editha Sterba sous le titre "Le suicide d'un écolier dans le roman d'André Gide Les Faux-Monnayeurs", article inédit en français cité lui aussi par David Steel.

Du Journal des Faux-Monnayeurs au roman lui-même jusqu'à ce prolongement viennois, on peut encore poursuivre la mise en abyme chère à Gide et conclure par le commentaire que fait Roger Bastide dans Anatomie d'André Gide :

"Gide, il est vrai, semble avoir connu Freud assez tard. Il le lit mal d'abord; il croit reconnaître en lui ses propres idées; c'est une attitude banale, et que nous trouvons chez d'autres écrivains; on ne voit alors en Freud que le théoricien de la sexualité et il est évident que la littérature française s'est toujours intéressée à dépister les jeux du sexuel. Lorsqu'il le lira ensuite avec plus d'attention, il comprendra mieux tout ce qui le sépare de la psychanalyse et il attaquera la méthodologie de Freud. Le psychiatre de Vienne croit guérir ses malades en changeant ses démons en anges; il ne se doute pas que ses anges sont aussi dangereux que les diables infernaux, pour fuir les flammes on se réfugie dans un ciel sans nuages; mais Gide déteste la fuite; nous sommes dans le réel et nous devons vivre avec lui. Ainsi l'analyste des Faux-Monnayeurs croit avoir guéri le petit Boris de ses pratiques masturbatoires; elle n'a fait que changer le contenu de son cérémonial sexuel et le nouveau rituel qui le remplacera, dans l'imaginaire, conduira finalement l'enfant que l'on avait cru sauver et qui se serait certainement sauvé s'il avait continué ses plaisirs solitaires, à la plus impitoyable des morts."

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* David Steel, "Gide et Freud", Revue d'histoire littéraire de la France, janvier-février 1977, n°1, pp. 48-74 et "Gide lecteur de Freud", Littératures contemporaines, 1999, n°7, pp. 15-36
** Voir Jean-Yves Debreuille, "La psychanalyse en question dans Les faux-monnayeurs", Semen, 09, Texte, lecture, interprétation, 1994

2 commentaires:

Philippe Brin a dit…

Qui mieux qu'un éminent psychanalyste - en la personne de Jean Delay - pouvait se pencher sur le berceau de Gide pour livrer quelques mystères de sa jeunesse.

Fabrice a dit…

Et inventer par la même occasion la "psychobiographie". C'est tout à fait exact.

Je signale un article sur le même thème, "Gide et Freud", signé Alain Goulet et Claude Maillard dans le Bulletin des Amis d'André Gide de janvier dernier qui évoque plus longuement le texte paru dans l'Almanach de la Pyschanalyse en 1930.