C'est en pénétrant chez le peintre Jean-Paul Laurens qu'il a la confirmation de ce piètre décor familial : "Ce jour-là, tout à coup, mes yeux s'ouvrirent, et je compris aussitôt combien l'ameublement de ma mère était laid". Dans l'atelier du peintre, "tout [lui] paraissait flatter les regards et l'esprit"*. Une révélation qu'il doit à son cousin Albert Démarest, élève de Laurens.
Nous sommes en 1888, Gide a dix-neuf ans, Albert en a vingt de plus. Albert personnifie pour Gide "l'art, le courage, la liberté"**. Jean-Paul Laurens incarne alors l'art le plus académique qui soit tout en osant des positions anticléricales et républicaines. Il ne faut pas croire cependant que Gide n'a aucune culture picturale :
"En attendant, ma mère, très soucieuse de sa culture et de la mienne, et pleine de considération pour la musique, la peinture, la poésie et en général tout ce qui la surplombait, faisait de son mieux pour éclairer mon goût, mon jugement, et les siens propres. Si nous allions voir une exposition de tableaux – et nous ne manquions aucune de celles que Le Temps voulait bien nous signaler – ce n’était jamais sans emporter le numéro du journal qui en parlait, ni sans relire sur place les appréciations du critique, par grand-peur d’admirer de travers, ou de n’admirer pas du tout."***
Toujours dans Si le grain ne meurt, on apprend aussi qu'encore plus jeune, Gide allait au musée du Luxembourg où il admirait davantage les nudités que les anecdotes historiques... La sculpture de Jean-Antoine-Marie Idrac représentant "Mercure inventant le caducée" le met en émoi. "Je n'étais peut-être pas d'abord très sensible à la peinture – moins qu'à la sculpture – assurément mais animé par un tel désir, un tel besoin de compréhension, que mes sens bientôt s'affinèrent."****
Albert Démarest joue un rôle d'initiateur certain. Il sera aussi le premier à peindre André Gide, dans le rôle d'un violoniste. Le côté "poseur" qui a été si souvent reproché à Gide, et qu'il entretenait d'ailleurs par des exercices devant le miroir, trouve sa raison d'être. Le 8 mai 1911, dans le Journal, il est chez un certains R.B., peintre graveur qui veut faire son portrait : "C'est une manière de flatterie à quoi je me laisserai toujours prendre", confesse Gide.
Peu de temps après avoir pénétré l'atelier de Laurens, Gide obtient d'effectuer son premier voyage seul, rejoint de temps en temps tout de même par une mère inquiète. Ce n'est pas encore l'Afrique du Nord mais la Bretagne, où l'on peut situer l'autre choc esthétique important d'André Gide. Au Pouldu, il loge dans la même auberge que Gauguin, Séruzier et un autre qu'il pense être Filigier.
"[...] la rareté des meubles et l’absence de tentures laissaient remarquer d’autant mieux, rangé à terre, un assez grand nombre de toiles et de châssis de peintres, face au mur. Je ne fus pas plutôt seul que je courus à ces toiles ; l’une après l’autre je les retournai, les contemplai avec une satisfaction grandissante ; il me parut qu’il n’y avait que d’enfantins bariolages, mais aux tons si vifs, si particuliers, si joyeux que je ne songeais plus à repartir. Je souhaitai connaître ces artistes capables de ces amusantes folies."*****
Un peu plus tard dans le salon de Mallarmé, Gide retrouve Gauguin, rencontre Whistler. En 1890, il rencontre Jacques-Emile Blanche dans le salon de Bonnières. Blanche signera trois portraits célèbres de Gide dont celui "Au café Maure de l'exposition universelle de 1900" :
Il admire Maurice Denis à qui il demande d'illustrer Le Voyage d'Urien en 1892. En 1893, on le retrouve dans son Journal, en pleurs devant l'Homme au Gant du Titien, au Louvre. En 1895, lors du voyage en Italie raconté dans les Feuilles de Route, il approfondit sa connaissance de la peinture des maîtres italiens, affirme de nouveau son goût pour la sculpture.
A la charnière des dix-neuvième et vingtième siècles, plus que jamais, littérature et peinture cheminent ensemble. En 1899 chez le poète Vielé-Griffin que Gide fait la connaissance du peintre Théo van Rysselberghe, et de son épouse Maria, la Petite Dame. En 1903, Théo peint "La lecture" qui met en scène autour d’Emile Verhaeren, le peintre Cross, Maurice Maeterlinck, André Gide et Francis Viélé-Griffin, le biologiste Henri Ghéon, le médecin Félix Le Dantec ainsi que critique d'art Félix Fénéon debout contre la cheminée :
Théo van Rysselberghe signe encore un portrait de Gide en 1907 (on lui doit aussi un buste en 1920) :
En 1914, Paul-Albert Laurens, fils de Jean-Paul Laurens évoqué plus haut et camarade de classe de Gide à l'Ecole Alsacienne, réalise un portrait (gravure au vernis mou) pour l'édition originale limitée des caves du Vatican :
En 1919, le célèbre illustrateur Paul-Emile Bécat, spécialiste des dessins de littérature érotique dont ceux des Chansons de Bilitis de l'ami de jeunesse de Gide Pierre Louÿs, donne ce dessin :
Encore de Paul-Albert Laurens, le portrait grave de 1924 :
Lors du voyage en Angleterre avec Marc Allégret en 1918, Gide rencontre sa future traductrice, celle qui sera toujours amoureuse de lui : Dorothy Bussy. Née Stratchey, elle est l'épouse du peintre français Simon Bussy. Tous deux deviendront des amis proches de Gide et ce dernier écrira une préface au catalogue de l'exposition Bussy à la galerie Charpentier en 1948. Bussy fait plusieurs fois son portrait, dont celui-ci, de 1925 :
Et cet autre de 1939 :
André Gide sera aussi beaucoup photographié tout au long de sa vie, par Marc bien sûr, mais aussi par Berenice Abbott, Lady Ottoline Morell, ou Gisèle Freund. Mais pour achever ce tour d'horizon des peintres de Gide, je donne deux oeuvres plus tardives. Celle d'Edouard Mac Avoy tout d'abord, de 1949 :
Et celle-ci, posthume, du frère aîné du peintre Balthus, Pierre Klossowski, de 1954 :
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* Si le grain ne meurt, Folio, p.234
** Ibid. p.227
*** Ibid. p.166
**** Ibid p. 233
***** Ibid pp. 243-244
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