lundi 15 décembre 2008

Gide et La Bruyère

Comme je reprends ces derniers soirs La Bruyère, je découvre la préface de Jouhandeau qui m'avait totalement échappée... C'est sans doute un trait de la jeunesse que d'aller directement à ce qu'elle croit l'essentiel, en l'occurrence le texte, sans se soucier des prologues. Ainsi longtemps je sautais à pieds joints par-dessus les préfaces. Ainsi bien avant de découvrir André Gide j'ai contourné ses préfaces à Vol de nuit, La dame de pique, Le voyage en Orient ou à La faim.

Dans L'art de la Préface, paru récemment chez Gallimard, Pierre Bergé donne précisément celle aux Caractères aux côtés de celle de Gide aux Essais de Montaigne et celle de Malraux aux Cahiers de la Petite Dame. Bergé, qui a toujours si bien su soutenir le talent des autres, préfère mettre en lumière ces textes oubliés plutôt que de donner les siens, comme si tout avait été dit – pour en revenir à la Bruyère !

Gide était en désaccord profond avec cette pensée qui ouvre Les Caractères selon laquelle "Tout est dit, et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes, et qui pensent." "Depuis le sortir de l'enfance je me heurte à ce décret de La Bruyère et n'ai cessé de m'élever contre lui", écrit-il dans un Feuillet de 1937 pour soutenir le progrès moral comme technique.

Déjà, le 12 octobre 1921, il expliquait : "Chaque été je relis en partie Les Caractères ; non que j'admire particulièrement La Bruyère ; il est dix auteurs de ce temps que je lui préfère et qui m'étonnent davantage ; mais précisément il n'en est aucun dont l'étoile soit plus rassurante. Très souvent, et principalement dans le premier livre, on se demande si ce qu'il dit valait vraiment la peine d'être dit, tant cela paraît simple et raisonnable ; mais on lui sait gré de le dire pourtant, et si simplement. Il ne cherche ni à étonner ni à plaire ; mais à exprimer raisonnablement ce dont il est sûr."

Et de poursuivre : "Je suis tourmenté par le désir de refaire les caractères, il n'y aurait sans doute aucune immodestie à le tenter ; j'adopterais le plan du livre et chercherais à exprimer avec cette même simplicité les nouveaux aspects de notre époque, et tout ce qu'un "honnête homme" d'aujourd'hui peut penser raisonnablement sur les moeurs, sur la société et les éléments divers qui la composent, sur la littérature, sur la religion et sur les arts. J'y dirais d'aussi simples choses, et aussi simplement que ceci : Il faut sans doute moins de patience et moins d'effort pour mûrir un art qu'il n'en faut pour l'empêcher de se corrompre."

En 1925, une petite plaquette intitulée Caractères* paraît mais Gide qui reprend cette dernière "pensée", même si Gide n'aime pas ce mot. "J'ai deux choses toujours en train, dit-il, pour lesquelles je note tout ce qui me vient : Les Nouvelles Nourritures, auxquelles je n'écris guère que d'inspiration, quand ma plume ne peut aller assez vite pour suivre ma pensée, en métro, dans la rue, n'importe où ; puis, Les Nouveaux Caractères, à la manière de La Bruyère, où le bon sens surtout se fera entendre", confie-t-il à la Petite Dame qui le note le 9 août 1926.

Ce matériau classé sous les initiales N.C. pour Nouveaux Caractères ne donnera pas lieu à une parution à part. Il se répartira finalement entre Divers (voir note), Les Nouvelles Nourritures et le Journal, notamment dans les Feuillets. La simplicité et le bon sens continueront à séduire Gide tout au long de sa vie :

"Je relis les caractères de La Bruyère. Si claire est l'eau de ces bassins, qu'il faut se pencher longtemps au-dessus pour en comprendre la profondeur." (Journal, 26 septembre 1926, à Hammamet)

"Le soir, lu quelques pages de La Bruyère, qui m'ont lavé de toutes les agitations, les tourments, les médiocres et vaines contorsions de ce jour" (Journal, 21 octobre 1929)

A la fréquentation des Caractères, on en vient malgré soi à faire du La Bruyère : Jouhandeau n'a pas tort car si l'on remarque bien, les passages du Journal de Gide qui suivent l'évocation de la lecture des Caractères donnent eux aussi dans cette imitation. Dans la préface de Jouhandeau, on trouvera encore relevés deux traits des Caractères qui n'auront pas manquer de plaire à Gide : la dénonciation des injustices** et la singularité***.

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* Plaquette parue aux éditions La Porte Etroite en tirage confidentiel, ces textes seront repris en 1931 dans l'édition de Gallimard intitulée Divers.
** "Sans qu'il y ait chez La Bruyère l'intention de fronder, d'attenter à l'ordre établi, son honnêteté absolue et son information éclairée annoncent avec une sorte d'inévitable et inconsciente logique ce qu'il se contente d'appeler un avenir, ce que nous appellerons l'abolition des privilèges et l'échafaud. "Le peuple n'a guère d'esprit et les grands n'ont point d'âme. Je ne balance pas; je veux être peuple."", Marcel Jouhandeau, préface aux Caractères, Gallimard, 1965.
***"Il me semble qu'on n'a pas assez remarqué la liberté avec laquelle La Bruyère envisage parfois une sorte d'individualisme, de no man's land qu'il appelle singularité, où l'on accède par des voies réservées. On dirait qu'il prospecte un domaine réservé, au-delà du bien et du mal, hardiesse particulièrement sympathique chez un psychologue de son milieu et de son époque." Ibid.

1 commentaire:

Deus a dit…

C'est un billet instructif, je me suis permis d'y lier quelques passages (choisis) des Caractères.

Je vous souhaite bonne continuation.