vendredi 18 mars 2011

Françoise Giroud et les Faux-Monnayeurs

Le prochain Bulletin des Amis d'André Gide devrait revenir sur l'adaptation des Faux-Monnayeurs pour la télévision par Benoît Jacquot. Le choix des acteurs, volontairement plus jeunes que leurs personnages, et surtout des ellipses pour le moins curieuses, faisaient parfois pencher le film à la limite de l'incompréhensible.

Malgré une audience très faible, moins de deux millions de téléspectateurs, le film a toutefois fait s'envoler les ventes du livre dans les jours qui ont suivi sa diffusion. Le débat reste donc ouvert, surtout à l'heure où le film de Benoît Jacquot commence désormais une carrière pédagogique...

Il faut dire qu'une grande attente entourait ce film dont plusieurs adaptations pour le cinématographe avaient déjà été tentées. Toutes avaient avorté et une quasi malédiction paraissait planer sur ce projet... La dernière remonte au début des années 90 (le tournage était prévu en septembre 1993) par la réalisatrice Agnieszka Holland avec Françoise Giroud pour l'adaptation cinématographique.

« Quand j'aurai achevé le montage du « Jardin secret », je commencerai avec Françoise Giroud l'adaptation des « Faux-Monnayeurs», d'André Gide, que je tournerai en France à l'automne prochain », annonçait en effet Agnieszka Holland à Jacqueline Artus dans le Nouvel'Obs du 29 octobre 1992.

A l'occasion d'un dossier spécial « André Gide, le contemporain capital », le Magazine littéraire de janvier 1993 (n°306) annonçait lui aussi la préparation de ce film-évènement et publiait un entretien avec Françoise Giroud. Le film ne se fera pas mais cet échange avec Serge Sanchez laisse entr'apercevoir la direction choisie, bien différente de celle de Benoît Jacquot.





"Les Faux-Monnayeurs au cinéma
Françoise Giroud n'avait pas seize ans quand elle a rencontré André Gide. Aujourd'hui, en collaboration avec la réalisatrice Agnieszka Holland, elle travaille à l'adaptation cinématographique des Faux-Monnayeurs?
Propos recueillis par Serge Sanchez


C'est en 1932 que vous avez rencontré Gide à son domicile de la rue Vaneau. Pouvez-vous nous raconter les circonstances de celle rencontre et l'impression que vous a faite celui qu'André Rouveyre avait nommé « le contemporain capital » ?
— Lorsque j'ai rencontré Gide*, c'était un monsieur très illustre, il jouissait d'un immense prestige auprès de la jeunesse. Sa notoriété reposait essentiellement sur les Nourritures terrestres. C'est un livre qui a bouleversé les gens, qui a fait une sensation terrible au moment de sa sortie... C'est une chose dont on se fait peu idée aujourd'hui. La comparaison pourrait juste être faite avec la renommée dont a joui Sartre plus récemment. Lorsque je suis allée le voir, j'étais persuadée que Gide allait m'interroger et juger de mon niveau de culture d'après mes lectures. Je m'apprêtais à passer un examen, avec lui. Je craignais d'ailleurs qu'il ne m'interrogeât sur Les Faux-Monnayeurs, que je n'avais pas lu, à l'époque... Ce que l'on percevait de Gide, en sa présence, c'est l'impression d'avoir affaire à quelqu'un d'un peu froid. J'avais à peine 16 ans à cette époque, et, bien entendu, il me considérait comme une petite fille. Je dois dire que cela avait un côté très agréable... Gide m'a engagée comme secrétaire, mais avant cela, il m'a soumise à un test. Il m'a tendu un livre de Sainte-Beuve et m'a demandé de le ranger dans sa bibliothèque. Il a ensuite vérifié si je l'avais classé à S ou à B... A B, j'aurais été recalée.
Le comportement de Gide était peu conforme à la légende du grand homme...
— J'avais mis Gide sur un piédestal, et quand je suis arrivée chez lui, la première fois, il était en train de prendre une leçon de yoyo avec un professeur asiatique** ! S'il avait simplement joué au yoyo, comme c'était la mode, je l'aurais compris, cela m'aurait moins choquée ; mais là, voyez-vous, il prenait des leçons régulièrement...
Avez-vous, en quelque sorte, retiré un enseignement d'une attitude si étonnante ?
—Un enseignement... Non, je ne dirais pas cela. Une découverte, oui, une découverte qu'il faut faire le plus tôt possible, à mon avis. II y a toujours un divorce entre la réputation des gens illustres et ce qu'ils sont quand on les rencontre dans la réalité... Lorsque je travaillais pour lui comme secrétaire, Gide, en particulier, m'envoyait poster des télégrammes. Le téléphone n'était pas si répandu qu'aujourd'hui. Pour communiquer rapidement, on s'envoyait des pneumatiques. Gide, entre autre, télégraphiait à Valéry. Ces jours-là, quand j'allais à la poste, j'étais dans un réel état de fierté et d'exaltation. La plupart du temps, l'employée à qui je remettais mon texte ignorait qui étaient Gide et Valéry, mais cela ne changeait rien.
La révolte est une des composantes de l'œuvre gidienne. A ce sujet, pensez-vous que la révolte, comme affranchissement des règles sociales, puisse faciliter la conquête de la liberté ?
— A l'époque de Gide, certainement, puisque la révolte c'est le désir de s'affranchir de certaines contraintes, et qu'il y en avait beaucoup à ce moment-là. Aujourd'hui, il me semble que ce ne serait plus aussi vrai. Les gens subissent beaucoup moins de contraintes. Ils ne sont pas écrasés par une morale quelle qu'elle soit. C'est même le contraire. Je dirais qu'ils sont plutôt en quête de morale, de règles de vie... La révolte existe chez Gide, mais l'écrivain a toujours été très prudent dans ses propos, et en même temps très courageux. Il n'a jamais rien écrit de susceptible de choquer les braves gens qui le lisaient. Mais il n'a jamais non plus dissimulé le fait qu'il était homosexuel. L'homosexualité est d'ailleurs un des thèmes des Faux-Monnayeurs.
C'est à l'adaptation de ce roman, le seul d'André Gide, que vous avez travaillé avec Agnieszka Holland, à qui nous devons en particulier le film Olivier Olivier.
-—Oui. Les Faux -Monnayeurs n'est pas un vrai roman, d'ailleurs. Je crois que Gide n'était pas romancier. Il a écrit ce livre pour épater Marc Allégret... Olivier, dans Les Faux-Monnayeurs, c'est lui, c'est Marc Allégret, cela ne fait aucun doute. Quant à l'oncle Edouard, c'est Gide lui-même.
Il serait difficile de parler de Gide, du cinéma, et de votre propre intérêt pour le septième art, sans évoquer la figure de Marc Allégret...
— Cet intérêt, pour moi, c'était avant tout l'intérêt de gagner ma vie. Bien entendu, j'étais aussi très contente de pouvoir entrer dans ce monde, grâce à Marc Allégret, qui m'a engagée comme scripte***. Gide s'intéressait beaucoup au cinéma. Il a d'ailleurs participé au scénario de Sous les yeux d'Occident, de Marc Allégret. Il adorait le cinéma mais il en a peu fait. On sait, bien sûr, qu'il a aussi collaboré au film de Marc Allégret sur le Congo. La première fois que je l'ai rencontré, il m'a emmenée voir la Dame de chez Maxim's, un film d'Alexandre Korda adapté de Feydeau, ce qui a achevé de me déconcerter.
Gide, avec Les Faux-Monnayeurs, voulait écrire un « roman pur », Certains ont qualifié ce texte de « roman sans objet », et même de « roman sans sujet ».
—En effet, c'est une histoire racontée sur des pointes d'épingles, où rien n'est dit. Il faut que tout soit montré avec tact, suggéré. C'est le contraire d'un film américain, il y a très peu d'action.
L'autre caractéristique des Faux-Monnayeurs, c'est le foisonnement, l'enchevêtrement des motifs, des thèmes, ainsi que l'utilisation de procédés littéraires qui constituent les éléments d'une réflexion théorique sur le roman.
—Toute cette réflexion autour de la technique romanesque, qui existe dans Les Faux-Monnayeurs, vient d'un homme qui n'a jamais écrit de roman. Gide était en quelque sorte beaucoup trop intelligent pour faire des romans. L'aspect théorique a dû être abandonné pour le film. On peut difficilement jouer là-dessus, au cinéma. Le récit doit être relativement linéaire. En fait, il y a deux histoires principales: celle de Bernard et Olivier, et celle des autres garçons, qui participent à un trafic de fausses pièces. Sinon, presque tous les thèmes ont été conservés. Bernard, comme dans le livre, reste un personnage très important, de même qu'Olivier... Le personnage de Laura, lui, est un peu escamoté par rapport au texte. Lady Griffith disparaît totalement. Nous avons aussi abandonné l'idée que Bernard n'est pas le fils du juge Profitendieu. Cela compliquait beaucoup les choses et n'apportait rien d'essentiel.
Le Bien et le Mal, et surtout le Mal, sont partout présents dans Les Faux-Monnayeurs. Le démon semble diriger les actes de la plupart des protagonistes du livre, et cela dès la première page. Comment voyez-vous la figure du Diable dans Les Faux-Monnayeurs ?
— Le Diable est représenté dans le livre, comme il le sera dans le film : c'est Strouvilhou, ce personnage qui est à l'origine du trafic des fausses pièces... La lutte entre le Bien et le Mal est toujours présente, bien sûr, elle est éternelle... Et puis, il y a le vieux La Pérouse, qui parle beaucoup du Bien et du Mal, et aussi de Dieu.
L'action du livre de Gide se situe dans les années 1920, à cette période à la fois d'exaltation de la jeunesse et de remise en cause des valeurs admises jusque-là. Dada et le surréalisme sont particulièrement virulents à cette époque. N'avez-vous pas eu la tentation de placer l'action du film à une période plus proche de la nôtre ?
— Non, ça n'aurait pas été possible. Le récit ne pouvait pas être situé aujourd'hui. Tout a changé. Les Faux-Monnayeurs se déroule dans un monde de bourgeois, dans ce quartier entre le boulevard Saint-Germain et le Luxembourg... Il y a aussi un mouvement littéraire, tout un contexte qui n'existe plus aujourd'hui. Actuellement, il n'y a tout simplement pas de mouvement littéraire ou philosophique. Le marxisme a emporté tout ça dans sa chute, et il faudra une vingtaine d'années pour que tout se reconstitue.
Qui sont les faux-monnayeurs ?
— La fausse monnaie est une métaphore, bien sûr. Edouard le dit, c'est lui qui parle des fausses pensées des gens, qui sont aussi des fausses pièces. Cette idée va au-delà de l'hypocrisie. C'est de tout un comportement qu'il s'agit, de l'image que les truqueurs veulent donner aux autres. Par exemple, Edouard cite nommément l'écrivain Passavant (1) comme « faux-monnayeur ».
« Je n 'écris pas pour la génération qui vient, mais pour la suivante », notait Gide en 1922. Quelle est selon vous la part de vérité contenue dans celte réflexion ?
— Un livre comme les Nourritures terrestres a sans doute vieilli; mais Les Faux-Monnayeurs, ce
n'est pas démodé. Je l'ai relu avec beaucoup de plaisir pour faire cette adaptation cinématographique. Mais, bien entendu, un garçon de 14 ans qui vole un livre, comme fait Georges, le neveu d'Edouard, cela représente un événement qui aujourd'hui n'aurait guère de portée. Dans un contexte actuel, c'est un fait sans importance, on ne s'en apercevrait même pas... Le comportement de ces jeunes gens, scandaleux pour l'époque, semble aujourd'hui assez banal... Gide, j'ai l'impression qu'on ne le lit plus, ou très peu. Pourtant, c'est très aigu, c'est très rapide, Gide... Ce n'est pas du tout l'idée que les gens se font d'une littérature ancienne et tarabiscotée. Seulement, bien sûr, c'est avant tout intelligent. Ce n'est pas une littérature qui s'adresse à la sensibilité.
Les Faux-Monnayeurs n'est pas l'histoire innocente de quelques jeunes gens. Gide lui a aussi donné une portée morale. Pensez-vous que cette dimension apparaîtra dans le film ?
—Je l'espère... S'il suscite aussi cette réflexion, ce sera très bien.

  1. Les commentateurs s'accordent pour reconnaître la figure de Jean Cocteau dans celle de Passavant."

    (Magazine littéraire n° 306, janvier 1993, pp. 42-43) 

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* Comme s'accordent à le penser les biographes de Françoise Giroud, son rôle auprès de Gide a été très limité dans le temps et les fonctions, sans quoi on ne manquerait pas de retrouver sa trace dans les Cahiers de la Petite Dame, toujours prompts à relever l'arrivée d'une nouvelle secrétaire. « Dans ses premiers récits, Giroud préfère insister sur sa rencontre avec Gide dont, à la lire et sur la suggestion de Marc, elle devient une sorte d'assistante. Fréquenter Gide, travailler avec lui, l'écrivain le plus célèbre de l'époque ! C'est un premier barreau sur l'échelle de la réussite. Voilà qui mérite d'être raconté, et plutôt deux fois qu'une, au lieu d'une passion inassouvie pour un cinéaste presque oublié. » (Christine Ockrent, François Giroud, une ambition française, Arthème Fayard, 2003)
** L'anecdote est confirmée par Louis Martin-Chauffier. Voir cet ancien billet : Gide et le jeu.
*** Françoise Giroud était en réalité très amoureuse de Marc : « L'amour est très violent à cet âge. En vérité, je n'ai jamais aimé personne davantage que Marc Allégret, et cela, pendant des années. Lui m'aimait beaucoup, tout le monde aura saisi la nuance. » (Françoise Giroud, On ne peut pas être heureux tout le temps, Fayard, 2001)

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Bonjour. Merci pour vos riches billets et en particulier celui ci évoquant F. Giroud. J'avoue mal comprendre vos critiques répétées sur l'adaptation de B. Jacquot, laquelle pouvait, comme l'écrit quelque part H de Montherlant, "s'adresser aux intelligents et aux sensibles", l'âge des acteurs ne pouvant plus ( 18 ans, en 1910 certes, mais en 2010 ?)être celui proposé par le cher Grand Homme.
Pour moi, Jacquot a, peut être, réussi à donner un petit prolongement temporel aux "Faux monnayeurs"
Encore MERCI pour vos billets.

Fabrice a dit…

Les critiques que je peux formuler sont très minimes par comparaison avec celles que j'ai pu lire ou entendre chez les gidiens. Les miennes portent sur ces « ellipses » (suicide de Boris, d'Olivier, disparition du thème de la fausse-monnaie...) qui, à mon avis, rendent de nombreux passages presque incompréhensibles pour qui n'a pas lu le livre.

Toute la part sensuelle est surtout évacuée, alors que c'est précisément là où j'attendais le « prolongement temporel » que vous évoquez, au lieu de cette chaste et partielle illustration. On pouvait oser beaucoup, jusqu'à transposer à notre époque, mais évidemment pas avec les bébés-acteurs choisis. Il me semble que même en 2011 (surtout en 2011 !) ces enfants ne sont pas crédibles en écrivains débutants, allant au bordel ou déjeunant en tête à tête au restaurant.

A côté de cela une certaine ambiance est très réussie, tout comme les personnages d'Edouard, La Pérouse, Passavant ou l'apparition de Jarry. Et surtout ce film semble avoir plu puisqu'il a fait vendre, et peut-être lire le livre. Là est bien l'essentiel.

A mon tour de vous remercier pour votre visite et votre commentaire qui permet d'engager ce débat espéré depuis la diffusion du film. Mais il n'est peut-être pas trop tard puisque la récente biographie de Gide par F. Lestringant, sans se placer du tout sur le même plan, montre elle aussi une certaine lecture orientée de la sexualité gidienne. J'espère revenir là-dessus bientôt...

Jean a dit…

Bonjour. J'ai lu ce fameux tome 1 que vous aviez eu la gentillesse de nous signaler, par un billet il y a quelques temps. 800 pages...fichtre..., de Boisdeffre, Delay, Martin ont trouvé un compagnon sur les étagères de ma bibliothèque.
Mais, comment, de nos jours, évoquer, autrement que par euphémismes, et contortions,la vie de certains de nos plus grandes plumes ? Montherlant par Sipriot, Mauriac par Barré, Gide par Lestringant, voilà quasiment un sujet de thèse ;-)
Merci encore pour vos billets et mes excuses pour ne pas avoir "signé" mon commentaire du 19 mars