« Entre
Gide et l'abbé !
En
1909, lorsque Mauriac connaît une première gloire grâce aux Mains
Jointes, il
s'installe 45, rue Vaneau où il habitera jusqu'à son mariage. Il a
24 ans. Deux ans plus tard il publie : L'Adieu à
l'adolescence. Il
reçoit beaucoup d'amis, mène une vie très mondaine, s'enthousiasme
pour des écrivains comme Rimbaud, connaît enfin les excès et les
douceurs d'être jeune. Cette joie de vivre et la volupté de
découvrir d'autres horizons étouffent quelque peu la rigueur de son
catholicisme. Marié, il poursuit cette existence d'exaltantes
rencontres autour d'une œuvre en gestation (1913 : L'Enfant
chargé de chaînes et
en 1922 Le Baiser au Lépreux, qui
le consacre grand romancier : «
Après ces longs et obscurs débuts, je débouchai enfin, un jour,
avec le Baiser au lépreux, sur
une promesse tenue, non sur un point d'arrivée, mais sur un point de
départ... »).
Il
avait déjà connu des célébrités comme Jacques-Emile Blanche
(peintre ami de Proust) : « II n'est guère d'hommes de
qui j'ai le plus reçu... » et
le 4 février 1918 il voit Marcel Proust pour la première fois «
... celui des écrivains vivants que je souhaitais le plus connaître.
»
C'est
en 1922, en pleine effervescence de sa récente gloire, qu'il
fréquente le Bœuf sur le toit,
haut
lieu de la création, du plaisir, du non-conformisme, de
l'avant-garde, des excès, des dérives : «
Cette frénésie à laquelle je ne cédais que peu. Mais ce peu était
beaucoup, était trop, parce qu'il engageait pour moi l'infini. Ce
qui n'apparaissait aux autres qu'un désordre permis, atteignait au
secret de mon être spirituel la source de vraie vie. (...) Ma
période la moins chrétienne, alors que j'étais pris tout entier
par les livres fiévreux qui se succédaient d'année en année. »
Mauriac
estimait beaucoup Gide, le fréquentait, le recevait à Malagar,
entretenait avec lui une abondante correspondance. Proche de Proust,
Gide, Jouhandeau, Green, sur le plan littéraire, captivé par
Cocteau à une certaine époque, il ne pouvait ignorer leur
homosexualité. Dans la vie cette question l'obsédera. Dans son
œuvre, elle n'est jamais thème principal : des effluves tout au
plus. Un personnage du Mal,
le
Bob Lagave de Destins, Landin
du Chemin de la mer, ont
sans doute frôlé, sinon connu, l'inversion (selon le terme de
Mauriac). Plus explicite dans son ambiguïté est l'étrange attitude
de Jean par rapport à Xavier dans l'Agneau.
Thérèse,
elle-même, aurait connu une passion juvénile pour Anne de la
Trace... ce ne sont là que traînées floues, ébauches,
suggestions, même si dans son dernier roman, suite d'Un
adolescent d'autrefois, Maltaverne, paru
après sa mort, le jeune homme, qui est si près de sa propre
jeunesse, est « plutôt couça que couci » !
Face
à l'homosexualité (comme face à tout péché) le chrétien se
rebiffe. Il ne craint pas d'écrire dans son Du
côté de Proust :
« Nous nous découvrons aujourd'hui plus sensibles que nous ne le
fûmes dans l'éblouissement de la première lecture, à cette
contamination de tout un univers romanesque par ce morbide
créateur qui l'a porté, trop longtemps confondu avec sa propre
durée, tout mêlé à sa profonde boue... » Proust
ne s'est jamais préoccupé de foi alors que Gide... Pour Gide il
aura bien des « faiblesses » et pour ce protestant longtemps
déchiré, l'homme Mauriac s'efforce de ne pas juger. Est-ce à lui
qu'il songe lorsqu'interrogé par la revue Les
Marges sur
l'« homosexualité en littérature » il répondra en 1926 : «
... Dans une société qui se veut de moins en moins chrétienne, ce
que Saint-Paul appelle "des passions d'ignominie", les
condamnerons-nous au nom de la Nature ? Mais l'homme normal pèche
aussi septante-sept fois contre la Nature (Saint
Paul : "Leurs
femmes ont changé l'usage naturel en celui qui est contre nature",
Epître
aux Romains, I,
26).
Tout
est
dans la nature, mais la nature étant déchue, tout n 'y est pas
selon Dieu... Je ne vois pas, dans une société païenne, que nous
ayons à "tolérer" ou à "condamner" les
invertis plus que les malthusiens... »
Mauriac,
trop proche de ce jeune homme qu'il ne cesse d'aimer en lui, n'a pu
traverser impunément des désirs de feu... cette présence de
l'adolescent n'est pas simple narcissisme. L'homme est hanté par ce
qui l'épouvante : « Nous
possédons à jamais la créature à laquelle nous avons renoncé. »
Et
quelle acuité dans cette lettre à son fils Claude (déjà citée) :
« Mon chéri, je
te souhaite de comprendre qu'il n'y a rien
de plus monotone au monde que le vice, et
que le Christ vient rompre dans notre vie un morne enchaînement
de chutes. Mais ne rougis pas de ton cœur. Et lorsque tu aimeras,
accueille l'amour comme un sentiment sacré. Ne te méfie pas trop
des femmes. La femme n'est pas le péché "en soi"... »
Gide
garde une grande objectivité quant à l'homme Mauriac. En 1928,
après la publication de Destins, François
Mauriac écrit La vie de Jean Racine, biographie
traversée de toutes les questions que l'auteur se pose à propos de
l'éternelle contradiction entre sa production romanesque et son rôle
de chrétien. Si Racine abandonne le théâtre après Phèdre pour
obéir aux rigueurs du jansénisme, Mauriac ne renonce pas à
l'écriture après sa sulfureuse Thérèse. Gide saura le dénoncer
avec affection : «
Ce compromis rassurant qui permet d'aimer Dieu sans perdre de vue
Mammon. Ce que vous cherchez c'est la permission (...) d'être
chrétien sans avoir à brûler vos livres. »
François
Mauriac est fortement troublé par les propos de Gide. Il traverse
alors une profonde crise religieuse : « Pendant deux ou
trois ans, je fus comme fou (...) Les raisons épisodiques de cette
folie en recouvraient de plus obscures, nées à l'intersection de la
chair et de l'âme, en ce milieu du chemin delà vie qu'est la
quarantaine sonnée. (…) Rien n'use plus sûrement Dieu dans une
âme que de s'être servi de lui au temps des années troubles...
Adolescent, j'ai fait de Dieu le complice de ma lâcheté : qui sait
si ce n'est pas le péché contre l'Esprit ? En tous cas l'Esprit
terriblement se venge, à l'heure où la vie soudain attaque l'homme
né tard, de l'adolescent veule. (...) Ce que j'ai vécu enfant,
c'était le pharisaïsme éternel... Etrange religion qui ne
paraissait tenir qu'à des interdits. »
Charles
du Bos lui fait alors rencontrer l'Abbé Altermann avec qui il créera
une revue catholique : Vigile.
C'est
le temps des œuvres dans tous les sens du terme, les bonnes
œuvres
! Dieu
et Mammon pour
se disculper auprès de Gide. Puis Voltaire
contre Pascal, Insomnie (autre
titre évocateur :
La
Nuit du bourreau de soi-même), trois
récits dont Le
Démon de la connaissance et
Un
homme de lettres, Bonheur du Chrétien, Biaise Pascal et sa sœur
Jacqueline, Souffrances et bonheur du Chrétien, Le Jeudi
Saint... tous
ces textes entre 1928 et 1932... jusqu'au Nœud
de Vipères qui,
merci ! renoue avec la grande tradition romanesque. L'abbé Altermann
aura eu son règne... Mauriac saura s'en écarter. L'écrivain
serait-il toujours plus fort que l'homme de Dieu ? En 1944, il
découvre une autre grandiose soumission : De Gaulle ! Mais ce
chrétien, général et génie politique, lui donne le prestigieux
exemple de l'accouplement heureux du terrestre et du divin. Racine
n'avait-il pas aimé Louis XIV
? »
(Extrait
de : Hugo Marsan, L'homme
amoureux de ses chaînes,
in Masques,
Revue des Homosexualités, N°24, hiver 84-85, dossier François
Mauriac, pp. 56-57)