Voici par exemple deux articles du Nouvel Observateur n°438 du 2 avril 1973. Si Monique Lange perçoit bien l'auteur qui se cache derrière l'historiographe, Michel Cournot en reste au trivial des Cahiers de la Petite Dame. Ces articles permettent aussi de se rappeler des étonnants arguments de la préface d'André Malraux, dans son style définitivement pâteux, et d'apporter un éclairage amusant sur la passion de Gide pour le cinématographe...
"TEMOIGNAGE
La seule femme à qui l'auteur de «
Corydon » pouvait parler le connaissait depuis vingt ans quand elle
a commencé à tenir son Journal. « Il est tout un monde dont je ne
voudrais rien laisser perdre », écrit-elle. Elle a tenu la gageure
et, tout en peignant un portrait plein d'humour et d'amour, elle a
fait vivre toute une époque. Monique Lange et Michel Cournot ont lu
ce livre, chacun à sa manière.
Gide
à la maison
« Je n'ai eu qu'un souci,
dit «la petite dame» à son ami mourant, vous
peindre dans votre intégrité »
à la maison
« Je n'ai eu qu'un souci,
dit «la petite dame» à son ami mourant, vous
peindre dans votre intégrité »
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LES CAHIERS DE LA PETITE DAME 1918-1929
Cahiers Gide, n° 4, préface d'André
Malraux.
Gallimard, 462 p., 42 F.
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Maria Van Rysselberghe, « la petite
dame », pensait qu'il était de son devoir d'être le « témoin »
d'André Gide. En vérité, elle l'adorait, savait rire avec lui et,
surtout, le regarder. Il est rare que les « témoins » des grands
hommes s'oublient. Or la petite dame s'oublie toujours et le récit
de sa vie quotidienne avec Gide est aussi plein d'humour que d'amour
: « Il est tout un monde dont je ne voudrais rien laisser perdre
», dit-elle. Son seul souci est la vérité objective, l'honnêteté
intellectuelle. Et l'amitié, loin de l'aveugler, l'éclaire.
La petite dame connaissait déjà André
Gide depuis ving ans lorsqu'elle ouvrit « par devoir » son
premier cahier à elle. Elle en a rempli dix-neuf. Elle a été « la
femme à qui Gide a pu parler ». Il ne le pouvait pas avec
Madeleine, sa propre femme, à qui il avait fait trop de mal : «
J'ai fondé mon bonheur sur le malheur d'autrui. » Et ce qui
est étonnant, au fil de ce Journal, c'est la délicatesse avec
laquelle elle évoque la silhouette meurtrie de Madeleine. Il n'y a
pas l'ombre d'une perfidie dans l'image qu'elle, qui -comprend-tout, trace de celle
qui-n'a-pas-pu-comprendre. Quelle admirable façon elle a de relater
la douleur disproportionnée de Gide lorsque Madeleine brûle ses
lettres. « Si j'étais catholique, gémit Madeleine, j'entrerais
au couvent. »
Admirable aussi le récit de la
décision de Gide de donner à Elisabeth (la fille de la petite dame)
un enfant : «Je n'aimerai jamais d'amour qu'une seule femme
(Il pensait à Madeleine), lui écrit-il, et je ne puis avoir de
vrais désirs que pour les jeunes garçons. Mais je me résigne mal à
te voir sans enfant et à n'en pas avoir moi-même. » « Et
c'est ainsi qu'un dimanche de juillet, ajoute la petite dame, au bord
de la mer, dans la solitude matinale d'un beau jour, fut conçu
l'enfant que nous attendons. » L'enfant naît ; c'est une fille.
« Déroute absolue devant cette chose inattendue. » Elle
s'appelle Catherine.
Et puis, dans ces « Cahiers »,
contrepoint au « Journal » de Gide, il y a aussi les voyages, les
lectures, le thé quotidien, Dieu, Valéry, Cocteau, la musique, le
domestique « annamite », l'hypocrisie, le cinéma, l'Afrique du
Nord, Martin du Gard, Rivière. André Malraux écrit dans sa préface
que ces « Cahiers » sont « un miroir un peu déformant ».
Il est amusant de vérifier, à la lecture de cette préface aussi
bien qu'à là lecture du «Journal» de Gide, combien ces deux
grands hommes, catalyseurs d'une époque, se sont mal aimés, au
point même d'être allergiques l'un à l'autre. Malraux relève, par
exemple, que « Gide n'a parlé dans son «Journal» ni de Jeanne
d'Arc, ni de Napoléon, mais — ce qui est plus troublant — pas
davantage de Lénine». Et il souligne, un peu dans l'optique de ceux
qui refusent aux homosexuels un engagement politique, que Gide —
qui l'a d'ailleurs écrit lui-même — ne s'est jamais intéressé
qu'à la religion et à la pédérastie.
Valéry va trop vite
Gide aussi a ses impatiences contre
Malraux (et Valéry dont il a du mal à suivre les éblouissants
discours). Durant cette fameuse année 1936, il note rageusement : «
Toute conversation avec ces deux amis (Malraux et Valéry)
reste, pour moi du moins, quelque peu mortifiante, et j'en ressors
plutôt accablé qu'exalté. »
Mais revenons à la petite dame, à sa morale libre et généreuse, et au monde qu'elle décrit, anachronique et si moderne — dans le beau sens du terme. Elle ne triche jamais. La littérature et la vie littéraire sont leur pain quotidien et c'est un régal d'entendre Gide s'écrier : « J'ai cinquante et un ans, j'entends me démasquer. » Le malaise où les plonge Proust leur interdit de voir qu'il a tout dit, et Gide se lamente naïvement de ne pas avoir encore publié « Corydon ». Il aurait voulu être le premier.
Un air « en exil »
Le soir, la petite dame et Gide se
lisent interminablement des livres qui n'ont pas fait basculer le
monde. Malraux n'a pas tort de dire que « le Vaneau » (ainsi le
surnomme-t-il) eût publié « la Princesse de Clèves tous les
mois, et certainement préféré Schlumberger à Claudel ». Mais
leur bonheur littéraire est si grand qu'il leur sera beaucoup
pardonné. Il faut les voir vivre sous la plume de la petite dame : «
J'avais été frappée du groupe étrange que nous formions :
Elisabeth et Marc étaient assis sur mon lit, le dos appuyé au mur,
enveloppés d'un grand châle ; Gide, dans ses manteaux, leur faisait
face, dans un fauteuil : pour combattre le froid, il avait glissé
ses pieds sous le matelas et, pour réchauffer les miens, il était
assis dessus. Nous avions je ne sais quel air en exil. »
Parmi les perles de cette vie
quotidienne, les rapports avec les « domestiques ». Gide avoue à
la petite dame, un soir où le domestique noir a découché : «
J'aurais été un excellent maître pour des esclaves; avec des
domestiques, je suis toujours embarrassé.» Mais il lui parle
aussi de l'amour, de ses amours. et de sa bonne humeur lorsque de
jeunes scouts campent dans le jardin.
Au-delà du comique quotidien, ces «
Cahiers » nous apportent un regard étonnant sur une époque et une
intelligentsia. Ils s'arrêtent malheureusement en 1929. On reste sur
sa faim, avec l'envie de suivre la petite dame jusqu'à la mort de
Gide. Celui-ci feignait de ne pas savoir qu'elle tenait ce Journal.
Elle le lui murmura pourtant sur son lit de mort : « Vous avez
toujours déploré de vivre au milieu de muets. Eh bien, sachez que
je tiens un Journal de votre vie où j'ai mis tout ce que j'ai pu,
n'ayant qu'un souci : vous montrer dans votre intégrité. » Il
n'entendit jamais cela, il était trop tard, mais sans doute le
savait-il. Quant au lecteur, il devine, à travers ce portrait d'un
autre, une personnalité si attachante — celle de la petite dame —
qu'il aimerait bien, un jour, lire un livre sur elle.
MONIQUE LANGE
Oncle André
au Marbeuf.
« Gide, pourquoi aimez vous
tant le cinéma ? — Parce que je
l'estime peu »
au Marbeuf.
« Gide, pourquoi aimez vous
tant le cinéma ? — Parce que je
l'estime peu »
Dans les remarquables « Notes pour
l'histoire authentique d'André Gide », que Maria Van Rysselberghe a
écrites de 1918 à 1951, figurent quelques réflexions sur la
cinéphilie de Gide.
Que Gide ait été un maniaque du
cinéma, nous le savions déjà par son « Journal ». Mais, dans ce
«Journal», Gide s'amuse souvent, à propos du cinéma comme à
propos de bien des choses, à dévier la conversation. Il évite
l'essentiel. Il joue même, en quelque sorte, le dadais très subtil
: ainsi, on croirait à première vue que le cinéma a posé à Gide,
dans les mois d'hiver surtout, des problèmes d'habillement. Le
caleçon long Rasurel de chaud pilou, que portait volontiers Gide par
temps très froid afin de ne pas se geler les fesses lorsqu'il
parcourait le boulevard Saint-Germain à pas lents, le nez plongé
dans un Montaigne, devenait trop calorifère; pour un peu trop
encombrant, dès que Gide se retrouvait assis dans la salle chauffée
du Marbeuf ou des Ursulines. Tel film de Murnau se résumait alors à
la difficulté que rencontrait Gide à ôter son caleçon long
autant que possible en catimini sans trop émouvoir les proches
spectateurs.
Maria Van Rysselberghe apporte, dans
ses « Notes », un témoignage plus posé, moins gamin, et aussi
beaucoup plus simple. Lorsque par exemple un film était interdit par
la censure, Gide ne trouvait rien de mieux à faire que de louer une
salle, de louer une copie du film et d'organiser des projections.
Conduite aussi utile que de signer une pétition, conduite en tout
cas complémentaire. On voit aussi que l'attachement qu'éprouvait
Gide pour Marc Allégret l'incitait à réfléchir sur les valeurs
particulières de la création cinématographique. Maria Van
Rysselberghe nous dit que Marc Allégret a noté alors, sous la
dictée de Gide, des pages que je ne me rappelle pas avoir lues, qui
mériteraient sans doute d'être publiées, ou bien republiées si
elles n'ont paru que dans une revue.
Surtout, nous apprenons par Maria Van
Rysselberghe que Gide cédait à l'habitude si unanimement partagée
de tenir, à la sortie du cinéma, ou plus tard, d'interminables
conversations au sujet des films, y compris les plus médiocres. Cela
est important. Même un homme aussi difficile, aussi réfractaire que
Gide subissait la très mystérieuse incubation du cinéma, qui fait
que les esprits les plus exigeants se lancent à corps perdu dans des
conversations presque dramatiques, à propos de tel acteur, de tel
décor ou de tel épisode policier ou sentimental qui, à tout
prendre, ne les concernent aucunement.
Autour d'un chocolat
Maria Van Rysselberghe note : « Ce
matin, au petit déjeuner, grande discussion entre Gide et Elisabeth
au sujet d'un film, « le Chant du prisonnier », qu'ils ont vu
chacun de son côté et sur lequel ils sont d'un avis totalement
opposé. Gide ne peut admettre ça et je les entends défendre leurs
points de vue. Je ne puis m'empêcher de dire à Gide que je
n'arrive pas à me rendre compte du tout du critérium de ses
jugements quand il parle du cinéma; tantôt il n'envisage que les
côtés techniques, éclairage, présentation, etc., tantôt il a des
exigences de littérateur et, le plus souvent, il se laisse prendre
par le sujet et le jeu des acteurs et consent à être ému et à
admirer un film qu'il trouverait détestable comme pièce.
C'est vrai, accorde-t-il, et c'est
sans doute la preuve de la piètre estime en laquelle je tiens le
cinéma et tout art populaire en général. »
Maria Van Rysselberghe raconte un peu
plus loin : « ... Soirée au cinéma. « Le Patriote », grand
film avec le fameux acteur allemand Jannings, puis inévitable
discussion autour d'un chocolat dans un café des Boulevards. Gide,
qui logiquement devrait être le plus intransigeant, est celui qui
l'est le moins, sans doute parce qu'il n'attend rien du cinéma. »
Passons sur le négligé apparent de
ces notes que Maria Van Rysselberghe écrivait à la va-vite :
l'essentiel est qu'elle a vu très bien le fondement du prodigieux
engouement du public pour le cinéma — et cela, on ne le dit jamais
assez : c'est que, pour parler tant et tant du cinéma, il faut ne
pas l'aimer. Il faut le tenir en mépris. La chose est assez
inévitable, puisqu'un grand nombre de cinéastes méprisent le
cinéma, eux aussi.
Si les gens ne tenaient pas, comme dit
clairement André Gide, le cinéma « en piètre estime », jamais
ils n'emploieraient leur temps et leurs facultés, comme ils font, à
disserter violemment d’œuvres navrantes. Et même, ces œuvres,
ils n'en supporteraient pas la vision cinq minutes. S'ils entendaient
une fois au théâtre un dialogue aussi mauvais que celui qu'ils
admettent au cinéma, ils quitteraient leur fauteuil. S'ils lisaient
dans un livre le même dialogue, ils fermeraient le livre. Je ne
donne le dialogue que comme élément parmi d'autres. Mais, dans neuf
films sur dix, tous les éléments sont du même acabit.
Pourquoi, alors, les admettre, et
surtout en discuter si passionnément par la suite ? Pour une raison
que ni André Gide ni Maria Van Rysselberghe ne notent : parce que,
tout talent mis à part, toute valeur de réflexion ou de création
mise à part, la projection d'images discontinues sur l'écran
accompagnée de sons d'une nature particulière (et même du temps du
muet il y avait, dans la salle, des sons d'une nature particulière
qui se mariaient à l'image), cette projection cinématographique
envahit l'être entier par des itinéraires que même les techniciens
américains ou soviétiques du conditionnement par l'audio-visuel
reconnaissent n'avoir pas encore définis et va attaquer des zones
décisives qui ne sont pas connues non plus. L'immense décalage de
l'estimation du cinéma par rapport aux autres arts repose sur cette
action cachée, sur ce mystère.
L'opération Rasurel
Cet exemple du cinéma permet d'autre
part de situer respectivement le « Journal » d'André Gide et les
«Notes» de Maria Van Rysselberghe. Ce que Maria Van Rysselberghe
énonce ouvertement, André Gide
l'a déjà avoué, de son côté, à sa
manière, c'est-à-dire par une mise en jeu maligne de la
«psycho-pathologie de sa vie quotidienne». Car Gide aurait très
bien pu, avant de sortir de chez lui pour aller voir Emil Jannings au
cinéma, s'habiller comme il fallait, et prendre un taxi jusqu'au
Marbeuf pour ne pas s'enrhumer ; mais non, il prenait soin de mettre
un Rasurel long bien trop chaud, à seule fin de se soustraire, par
l'ablation rocambolesque et si piquante du Rasurel dans le noir, à
l'emprise fort déplaisante de cette lanterne magique que, dans son
for intérieur, il n'estimait pas. Puis, s'étant rhabillé, et le
Rasurel une fois roulé en boule, ayant payé son tribut au goût et
à la raison, André Gide, comme tout un chacun, s'abîmait dans les
délices de l'abominable septième art populaire, quitte à
s'assommer à la sortie, devant un chocolat pas bon, dans une
discussion idiote, avec délices aussi.
A propos, Marlon Brando, dans « le
Tango », vraiment génial, non?
MICHEL COURNOT"