Le mois dernier au sein du groupe gidien de Facebook, nous commentions
les articles de Philippe Sollers sur Maillol et Dina Vierny, dans lesquels Sollers cite l'avis de Gide :
« Gide, qui est le critique du Salon et qui écrit la première belle appréciation sur l’art de Maillol. Il dit de La Méditerranée : « Elle
est belle, elle ne signifie rien ; c’est une œuvre silencieuse. Je
crois qu’il faut remonter loin en arrière pour trouver une aussi
complète négligence de toute préoccupation étrangère à la simple
manifestation de la beauté. » En deux phrases, Gide a tout dit ! »
Cette critique est parue dans la
Gazette des Beaux-Arts du 1er décembre 1905, 582ème livraison. Elle mérite d'être donnée en intégralité. Les nombres entre crochets indiquent la pagination originale. Certaines des reproductions données dans la revue ne sont pas disponibles en images de meilleure qualité, ce sont donc les images en noir et blanc de
la numérisation Gallica qui sont présentées.
[475]
Je
n'ai pas la prétention d'écrire un guide du Salon d'Automne.
Simplement, m'y promenant de salle en salle, je causerai tout en
marchant. L'on m'excusera de passer sans m'arrêter devant tels
artistes que pourtant j'aime ou j'admire, craignant, par une
nomenclature trop longue, de lasser le lecteur et moi-même, me
réservant d'ailleurs de parler d'eux quelque autre jour plus
longuement que je ne pourrais le faire aujourd'hui.
C'est
sous le patronage de Ingres et de Manet que s'ouvrit cette année le
Salon d'Automne. Un habile groupement de belles œuvres de ces deux
maîtres ne nous apprit pas sur eux grand'chose de neuf, mais
s'éclaira dans ce milieu d'une manière particulièrement
intéressante et, en tant que manifestation, prit une assez sérieuse
importance. Certains, qui n'avaient su trouver de salle en salle que
des motifs d'exaspérer toujours plus leur humeur, purent se réfugier
dans la « salle Ingres », se reposer dans la contemplation du
Bain
turc, admirer, dans la collection des dessins qui servirent au
détail de cette œuvre
1, par quel patient travail avait
su se soutenir et se tempérer tant de ferveur. Quelle erreur ou quel
indécent amour de paradoxe poussait ces jeunes peintres dévergondés
à se réclamer précisément d'un tel maître?
Manet,
passait encore ! L'
Olympia avait beau être une façon de
chef-d'œuvre, on lui pardonnait mal d'avoir d'abord scandalisé.
[476] Rien d'étonnant si les jeunes peintres aujourd'hui s'autorisaient de
ce scandale pour scandaliser à leur tour. Figurer au Salon
d'Automne, après tout Manet ne l'avait pas volé ! Mais
monsieur Ingres !
Passait encore que ces jeunes peintres,
avec Manet, se posassent en anarchistes; on consentait qu'ils
représentassent quelque chose comme l'extrême-gauche en peinture;
mais avec Ingres, que prétendaient-ils donc? représenter non plus
tel excessif paradoxe de l'art, mais l'art tout simplement, le grand
Art ? que dis-je, continuer la tradition, peut-être? On
imaginait Ingres revivant, son indignation, sa stupeur.
Je veux l'imaginer à mon tour,
s'indignant d'abord de Manet. Puis j'imagine Manet lui répondant : –
« Tout grand peintre apporte une façon nouvelle de voir; que
lui sert la nouveauté de la main, s'il n'a pas la nouveauté de
l'œil ? Tout grand peintre impose pour un temps cette façon de
voir nouvelle, l'impose difficilement. Souvenez-vous de vos débuts,
monsieur Ingres. Fites-vous [sic] assez crier, vous-même, avec les
portraits des Rivière On n'avait pas encore su voir ainsi. Puis on
s'y fit. A peine comprend-on maintenant le scandale que mes toiles
causèrent, et si j'exposais aujourd'hui, mes tableaux ne seraient
remarqués que pour ce qui fait leur valeur. Tout grand peintre
exerce une double influence, laisse un double sillage. Vous avez deux
sortes d'élèves les premiers ont imité votre forme; les seconds
ont écouté votre esprit. Les premiers ne se sont pas assez dit que
forme sans esprit demeurait forme morte, que lignes et couleurs ne
valaient que comme moyens d'expression. Les seconds ont compris que
toute forme devenait vaine dont l'émotion, qui d'abord l'avait
animée, se retirait. Cherchez et trouvez les premiers dans les
autres Salons, dans les Écoles. Les seconds sont ici. » Et
doucement Manet l'amènerait vers Cézanne. Ingres l'arrêterait
devant Maillol.
On vient de voir dans une salle
spéciale du rez-de-chaussée d'inégales œuvres de M. Rodin,
quelques-unes admirables, chacune pantelante, inquiète, signifiante,
pleine de pathétique clameur. On arrive au premier étage, dans
cette salle pas très grande au milieu de laquelle repose la grande
femme assise de M. Maillol. Elle est belle; elle ne signifie rien;
c'est une œuvre silencieuse. Je crois qu'il faut remonter loin en arrière
pour trouver une aussi complète négligence de toute préoccupation
étrangère à la simple manifestation de la beauté.
Inges, Portrait de Mme Bertin
Le bain turc, par Ingres
[478] L'œuvre d'art n'est pas toujours le
résultat d'une émotion qui s'extériorise. Ou, du moins, cette
émotion peut naître, non plus de l'artiste lui-même, spontanément
ou causée par le choc de la vie; la matière même de l'œuvre
d'art, cette matière à l'état brut, – couleurs, sonorités, mots
et rythmes, pierre ou argile à modeler, – peut suffire à plonger
l'artiste dans le délire créateur.
J'imagine mal un Rodin se demandant
devant un bloc de marbre « Sera-t-il dieu, table, ou cuvette? »
Volontiers je le vois tourmenté par une idée plastique, comme
Beethoven par une idée musicale, comme Vigny par une idée poétique,
cherchant fiévreusement l'expression de son inquiétude. Je songe à
l'impatience auguste de Beethoven, haletant dans l'effort d'asservir
une forme rebelle. Je songe à cette volonté de Michel-Ange criant
au marbre « Tu céderas ! »
En face de ceux-là je vois des
artistes tranquilles un Bach, un Phidias, un Raphaël. La beauté de
leur art est ce qui, d'abord et presque uniquement, les émeut. Ils
ne veulent rien précisément traduire et ne cherchent point à
leur œuvre d'autre nécessité que sa beauté. Mais l'émotion
vient, naturellement, habiter cette forme belle, comme la vivifiante
étincelle de Prométhée la Pandore qu'il modela.
Les premiers sont plus pathétiques.
L'œuvre des seconds est plus impénétrable, plus solide, d'un plus
grand poids.
M. Maillol, ainsi, ne procède pas
d'une idée qu'il prétende exprimer en marbre; il part de la matière
même, terre ou pierre, qu'on sent qu'il aura longuement contemplée,
puis dégrossie, qu'il émancipe enfin à coups de puissantes
caresses. Chacune de ses œuvres garde un peu de l'élémentaire
pesanteur. Ses statuettes de l'an passé m'inquiétèrent, il est
vrai; une sorte d'élégance allongée n'augmentait leur séduction
qu'aux dépens de leur gravité. Mais voici son œuvre la plus grave.
Je constate en passant que chaque fois
jusqu'à présent qu'un sculpteur s'est écarté du canon grec, c'est
que quelque besoin de caractère et d'expression l'y poussait. Ici
point; et c'est là ce qui, plus tard, semblera sans doute de
capitale importance dans l'histoire de l'art : l'accord parfait du
corps humain est obtenu par d'autres chiffres; l'équation n'est plus
la même et l'harmonie n'est pourtant pas rompue.
Que la lumière est belle sur cette
épaule ! Que l'ombre est belle où s'incline ce front! Aucune pensée
ne le ride; aucune passion ne [479] tourmente ces seins puissants. Simple
beauté des plans, des lignes..., nul détail inutile, nulle
coquetterie la noble forme reste fruste, idéalisée fortement, non
point spiritualisée, comme on croit trop souvent que le mot veut
dire, mais simplifiée, de manière qu'on y peut entendre chaque
muscle, mais qu'aucun ne s'y vient indiscrètement affirmer. Cela est
d'un poids admirable; massivité, pesanteur de la tête sur le bras,
imposante massivité de l'épaule2...
Femme, statue en plâtre par M. A. Maillol
(Salon d'Automne)
Si ce n'était pas pour M. Vuillard, je
ne quitterais pas M. Maillol.
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Panneau décoratif par M. Vuillard | | |
L'anarchie règne. Il faut, devant
chaque artiste nouveau, se faire une nouvelle esthétique. Ce n'est
pas à présent que j'examinerai si [480] c'est ou tant pis ou tant mieux.
Mais de quel intérêt est notre époque ! Aucune autre encore
parut-elle à la fois aussi puissante et diverse ?... Je cherche sur
quel plan les critiques futurs pourront à la fois situer d'aussi
indépendantes personnalités que Gauguin, Cézanne, Renoir, Degas et
Monet. Par où les sentira-t-on « de la même époque » ?
Je reviens aux panneaux de M. Vuillard.
Je ne sais ce qu'il faut aimer le plus ici. C'est peut-être M.
Vuillard lui-même. Il se raconte intimement. Je connais peu d'œuvres
où la conversation avec l'auteur soit plus directe. Cela vient, je
crois, de ce que son pinceau ne s'affranchit jamais de l'émotion qui
le guide, et que le monde extérieur, pour lui, reste toujours
prétexte et disponible moyen d'expression. Cela vient surtout de ce
qu'il parle à voix presque basse, comme il sied pour la confidence,
et qu'on se penche pour l'écouter.
Il est d'une mélancolie point
romantique, point hautaine, discrète, et qui garde un vêtement de
tous les jours, d'une tendresse caressante, et je dirais presque
timide, si ce mot se pouvait accorder avec déjà tant de maîtrise.
Oui, je sens en lui, malgré la réussite, le charme d'une inquiétude
et d'un doute. Il n'avance point une couleur qu'il ne l'excuse par un
subtil et précieux rappel. Trop délicat pour affirmer, il insinue,
– dans ces deux grands « paysages avec figures », c'est un
indéfinissable violet carminé, – mais avec tant de sûreté que,
restant encore surprenant, ce carmin paraît pourtant nécessaire.
Nulle recherche d'éclat; un constant besoin d'harmonie par une
entente à la fois intuitive et savante des [481] rapports, chaque couleur
explique inopinément sa voisine, obtient d'elle, et réciproquement,
un aveu.
J'admire surtout le panneau de droite,
et ne me lasse pas d'aimer cette femme couchée. Dans ce visage, de
dessin comme éludé, quelle grâce ! Quelle mollesse, quel
abandon dans cette robe ! Quelle justesse de ton dans la pourpre
indication du
rocking-chair qui la balance ! La
proportion, la place des nuages au-dessus d'elle,
l'arabesque des
allées du jardin, du tronc des arbres. En vain détaillerais-je mon
plaisir. Je le brusque pour passer outre.
Comment faire comprendre à ceux qui
n'y sont pas sensibles l'intérêt des toiles de Bonnard ? Plus
d'esprit, d'espièglerie même, que de raison fait de la composition
de chacune quelque chose de bizarrement neuf et d'excitant. L'examen,
l'analyse n'épuisent pas cette sorte d'esthétique amusement qu'on y
goûte, car il naît de la couleur même, du dessin, et non de
quelque explicable ingéniosité. Qu'il peigne un omnibus, un chien,
un chat, une escabelle, sa touche même est polissonne, tout
indépendamment du sujet.
[482] Ce serait diminuer M. Bonnard que de ne
voir pourtant, en lui qu'un humoriste. Irrégulier, chercheur,
inventif, jamais morne, il devient parfois excellent. Deux des toiles
qu'il expose cette année : le Tub
et le Cabinet de toilette,
sont parmi ses meilleures; mais malgré ses défauts, je m'intéresse
plus encore à la grande, celle qu'il intitule Sommeil. Sur un
lit houleux et défait, chaud d'une chaleur animale, une incertaine
créature humaine est couchée, dans la pose à peu près de
l'Hermaphrodite Borghèse. La lumière blondit précieusement le bas
du corps, vient mourir sur les reins. Le haut du corps semble se
vallonner dans l'ombre; indécis, flasque, comme privé de tout
interne soutien. Je préfère supposer qu'il eut été facile à M.
Bonnard de mettre tout plus solidement « à sa place », et qu'il
s'en est peu soucié. On dirait qu'il renonce d'emblée à tout ce
qu'un autre eut aussi bien pu faire et qu'il ne se réserve de valoir
que là où cet autre eut faibli. Sa peinture en est plus
personnelle. Sans doute; mais n'est-ce pas une triste infirmité de
notre époque de ne savoir reconnaître la personnalité d'un artiste
que lorsque son œuvre imparfaite ou inachevée l'exagère ?
N'est-ce pas là ce qui fait si souvent l'artiste s'arrêter dans son
œuvre à peine ébauchée, craindre de la porter plus loin et s'en
séparer avant terme? Je consens qu'il haïsse certaine perfection
académique où le plus médiocre a souvent le plus de chances de
réussir, mais, plutôt que ces imperfections consenties, ne
serait-il pas plus habile d'y opposer une conception de la perfection
différente, et., parmi tant de charmantes ébauches, quelques œuvres
parfaites... différemment ?
M. Laprade est arrivé très jeune au
succès. Le public (je parle d'un public de choix) l'a découvert
d'autant plus vite qu'il n'a pas eu lui-même il à chercher
longtemps. Je sens en lui les plus heureux dons naturels; mais je
sens mal la discipline à laquelle on les pourrait souhaiter soumis.
Si plaisant que soit ce qu'il dit, je voudrais sentir mieux qu'il a
plus encore à nous dire et qu'il ne s'est pas contenté. Du reste,
rien chez lui de la faconde d'un d'Espagnat. Laprade reste fin,
aristocrate. Je ne me méprends pas à l'aspect négligé de ses
toiles; mais cette négligence ne m'apparaît point tant savante que
consciente et soigneusement protégée. Son pinceau complaisamment
irréfléchi semble avant tout désireux de conserver une façon de
peindre « artiste », j'emploie ce mot à la manière des
Goncourt parlant de « l'écriture artiste », et se félicitant de
l'avoir. Tout cela ne va pas sans quelque complaisance envers
soi-même.
Un coin de l'ancienne Salpetrière
eau-forte originale de M. E. Herscher
(Salon d'Automne)
[483] Pour plus de commodité, je veux
admettre que M. Henri Matisse ait les plus beaux dons naturels. Le
fait est qu'il nous avait donné précédemment des œuvres pleines
de sève et de la plus heureuse vigueur. Les toiles qu'il présente
aujourd'hui ont l'aspect d'exposés
de théorèmes. – Je suis resté
longtemps dans cette salle. J'écoutais les gens qui passaient, et
lorsque j'entendais crier devant Matisse : « C'est de la folie! »
j'avais envie de répliquer : « Mais non, Monsieur; tout au
contraire. C'est un produit de théories. » – Tout s'y peut
déduire, expliquer; l'intuition n'y a que faire. Sans doute, quand
M. Matisse peint le front de cette femme couleur pomme et [484] ce tronc
d'arbre rouge franc, il peut nous dire « C'est parce que... » Oui,
raisonnable cette peinture, et raisonneuse même
plutôt. Combien loin de la lyrique
outrance d'un van Gogh ! – Et dans les coulisses j'entends «
Il
faut que tous les tons soient outrés. » « L'ennemi de toute
peinture est le gris. » « Que l'artiste
ne craigne jamais de
dépasser la mesure. »
3 M. Matisse, vous vous l'êtes
laissé dire...
Et je comprends de reste comment, en
voyant « les autres » se donner l'apparence du style par l'emploi
des liaisons, des termes morts et trouver, pour leur timidité, dans
les transitions l'excuse et [485] le soutien de leurs prétendues
hardiesses, ne pas lâcher la ligne, le contour, de même ne pas
quitter une teinte, l'étayer, et, pour l'exprimer dans l'ombre,
l'assombrir, – je comprends comment vous vous êtes poussé à
bout. « Pour bien écrire, dit Montesquieu, il faut sauter les idées
intermédiaires. » – Mais l'art n'est point de se passer
enfin de syntaxe; vive, tout au contraire, celui qui sait
magnifier jusqu'aux emplois les plus modestes, révéler à la
moindre conjonction sa valeur ! L'art n'habite pas les extrêmes;
c'est une chose tempérée. Tempérée par quoi ? Par la raison,
parbleu ! Mais pas la raison raisonneuse. Cherchons d'autres
enseignements.
ANDRÉ GIDE
1. Quelques-uns ont été
reproduits dans la Gazette des Beaux-Arts, 1894, t. II, p. 179 et
371. Quant au tableau lui-même, depuis plusieurs mois le plus
autorisé des traducteurs d'Ingres, M. Corabeuf, s'occupe à en
donner par le burin une digne interprétation, que la Gazette compte
publier prochainement.
2. Je copiais à Montauban ces phrases
que Ingres écrivit au-dessous d'un dessin « Cette beauté qui
charme, transporte et fait bien passer les détails du corps humain
que les membres sont pour ainsi dire comme des fûts de colonnes.
Tels les maitres des maîtres. »
3. Phrases du Journal de
Delacroix, citées par M. Signac, D'Eugène Delacroix au
néo-impressionnisme. Paris, 1899, in-8.