Le blog de Véhesse donnait il y a quelques jours un très intéressant extrait de
Auguste Valensin, textes et documents inédits présentés par Henri de Lubac et Marie Rougier (Aubier, 1961, pp. 340-342) dans lequel le Père Valensin évoque la
« foi » de Gide et se souvient aussi de leur première
rencontre dans des conditions tout à la fois rocambolesques et
un peu dramatiques. Un extrait qui mérite d'être repris complètement ici
:
« C'est d'une curieuse manière que le
Père [Auguste Valensin, sj] avait fait la connaissance d'André
Gide.
On l'appela un jour au téléphone:
— « Ici, André Gide. »
Etonnement. Insistance.
— « Puis-je venir vous voir,
mon Père ? C'est pour une consultation grave et urgente. »
Dans une interview, le 24 décembre
1948, le Père racontait ainsi cette première entrevue:
« Vous confier l'objet précis de
sa visite serait une indiscrétion. Mais je puis vous dire ceci :
André Gide avait formé un plan pour soustraire éventuellement au
camp de concentration une personne menacée. Le moyen comportait de
sa part, à lui qui l'avait imaginé, un sacrifice énorme. Non pas
d'argent, ce qui serait peu, mais d'amour-propre.
Sans obligation d'aucune sorte, pas
même d'amitié, sans attrait personnel, il avait décidé
d'affronter la calomnie, plus, peut-être, le ridicule...
gratuitement, par charité pure.
Le projet n'était heureusement pas
réalisable. L'ordre catholique, sur lequel André Gide me venait
justement consulter pour le compte d'un tiers, ne le permettait pas.
Il l'abandonna et eut la simplicité de s'en montrer soulagé.
— La charité, lui dis-je, couvre la
multitude des péchés.
A quoi il répondit, avec un geste de
la main que je revois encore:
— C'est qu'il y en a beaucoup !...
Ce jour-là, nous devînmes amis... »
Le 12 juillet 1946, on retrouve, dans
un carnet du Père, la trace d'une de leurs rencontres :
« Longue entrevue avec André
Gide. Conversation intime tout de suite. Il me dit qu'il est un
esprit religieux, que beaucoup de ses amis se sont faits
catholiques... qu'il garde précieusement trois lettres de jeunes
gens entrant dans les ordres et lui disant ce qu'ils lui doivent...
Nous parlons de Roger [Martin du Gard], de Catherine [Gide]..., de X.
qu'il m'engage à voir pour la remonter à la suite de ses
insuccès... de Valéry, des fils de Valéry... François serait
remarquablement intelligent.
Parlons de la mort. Il croit qu'après
la mort, il n'y a rien pour l'individu. Que concevoir les choses
autrement, c'est de l'égoïsme... Vouloir satisfaire à un besoin...
Nous nous quittons très
sympathiquement.
Il voudrait revoir le P. Doncœur. »
En septembre 1947, à Paris, le Père
note encore :
« Vu longuement Gide, chez lui...
Sujet religieux, tout de suite... Je lui dis: « Sans un
au-delà, sans l'immortalité, la vie est absurde. » Il me
répond: « Il dépend de nous qu'elle ne le soit pas »,
ce qui est la réponse existentielle orthodoxe. Puis nous lisons du
Virgile, du d'Annunzio. Nous parlons de Claudel, d'Hélène et de
Roger... »
Quand Gide est malade à Nice, à la
clinique du Belvédère, le Père va le voir plusieurs fois. Le 18
octobre 1949, à la suite d'une longue conversation, à la Résidence
des PP. Jésuites, ils s'embrassent. Ils se reverront plusieurs fois
encore en 1950. Le Père passe la journée du 20 mars à
Juan-les-Pins, dans la villa que Gide a loué. « Longues
confidences très intimes, de Gide. » Quelques jours après,
Gide demande au Père de revenir faire une partie d'échecs !
Leurs amis communs notent avec
amusement la ressemblance de leur voix; on s'y méprend au
téléphone : même accent, même manière d'appuyer sur les
syllabes, de détacher certains mots, de les chanter. Tous deux
s'intéressent aux méthodes, aux procédés, aux démarches de
l'esprit. ils ont la même curiosité toujours en éveil, la même
impatience juvénile, le même besoin d'avoir sans cesse l'esprit
occupé par quelque problème: l'un lit Virgile dans la rue, l'autre,
Dante. Même difficultés pour écrire si le papier ou la plume leur
semblent rebelles. Ils sont surtout le même don d'accueil, de
sympathie, de séduction.
Le Père s'amusait beaucoup de ces
ressemblances. Cela ne l'empêchait pas de mesurer tout ce qui les
séparait.
Au cours de l'interview dont il a été
question plus haut, le Père poursuivait ainsi ses propos sur Gide :
« Je sais ce qu'on peut
reprocher, très justement, à ses ouvrages et à sa vie. Je connais
certains des désastres moraux qui lui sont imputés. Mais je sais
aussi ce que l'on ignore d'ordinaire et qu'il a fait du bien à
certaines âmes.
N'attendez pas de moi que je juge
l'homme. Je n'en ai pas le droit et aussi bien je n'en ai pas
l'envie.
Sans vouloir, bien sûr, rien excuser
de ce qui est condamnable et si loin que je sois de le recommander à
la jeunesse, je crois à sa bonne foi. Tout cela, uni à sa charité,
peut peser d'un poids énorme dans la balance de Dieu.
— Mais Gide croit-il en Dieu?
— Il y a cru. Aujourd'hui, je pense
que c'est fini... Dans ma dernière visite à l'homme qui m'avait dit
être tiraillé entre Platon (le Platon de Phèdre et du Banquet) et
le Christ, j'ai trouvé cet homme, en fait, durci et comme fixé
définitivement dans son choix : incroyant et athée. Mais à
l'enfant prodigue qui ne reconnaît pas son Père, son Père continue
de tendre les bras. Respectons le mystère des relations de cette âme
à Dieu : je crois éperdument à la Miséricorde. »
« Apôtre parmi les incroyants »*, ne
rechignant pas aux « pieuses mondanités »**, Auguste
Valensin plaisait à Gide. Il était aussi le directeur de conscience
d'Hélène Martin du Gard et l'ami de Roger. A la lecture de son
cours au Centre universitaire méditerranéen sur l'Art et la
pensée de Platon, Gide lui reproche bien de tirer Platon du côté
de l'Eglise et de la chasteté, mais lui reconnaît une approche de
front qu'il ne s'attendait pas à trouver sous la plume d'un
religieux :
« Il signe Auguste Valensin. Il
lui déplaît cette sorte d'isoloir que risque de faire sa soutane,
dans ses rapports avec le public, avec autrui ; et on lui sait grand
gré de rester sur le plan humain le plus possible, de se mettre de
plain-pied avec vous. Également gré d'aborder sans effarouchement
certaines questions scabreuses. Il en parle fort bien, avec la
décence que l'on pouvait attendre de sa soutane, et avec une sorte
de hardiesse qu'on n'osait espérer. »***
C'est probablement pour cette ouverture
d'esprit que Gide n'hésite pas à aller trouver Auguste Valensin,
fin avril 1942, avec cet étonnant projet qu'évoque le religieux
dans ses souvenirs, sans plus de précision. On sait par les Cahiers
de la Petite Dame**** de quoi il retourne : il s'agissait pour Gide
d'épouser la comédienne Claude Francis, auprès de qui Catherine
prenait des cours, afin qu'elle échappe aux tracasseries et aux
empêchements d'exercer sa passion du théâtre en raison de sa
nationalité anglaise :
« Un vent de folie semble avoir
soufflé tout ce temps du côté de l'Adriatic, provoqué par la
situation inextricable de Claude qui les a tous tenus en haleine :
Catherine, Gide, Elisabeth venue deux fois tout exprès de Cabris et
même Martin appelé en grand conseiller. L'exaltation de Claude lui
faisait tout entrevoir : le suicide (plusieurs tentatives), le
couvent, et, ce qui était moins insensé, un mariage blanc qui lui
aurait donné un état civil français de tout repos pour sa
carrière. Tout cela pressait terriblement, d'où les démarches de
toutes espèces, les entrevues sans fin. Comme l'éventuel mari ne se
trouvait pas aisément, Gide eut l'idée qu'il pourrait en somme être
ce terre-neuve. Catherine, pour qui Claude représente jusqu'à
présent le seul guide sûr, le salut de ses entreprises, poussait de
toutes ses forces à cette folle entreprise, et Martin me confiait à
quel point il lui semblait qu'elle était capable d'influencer son
père. Bref, il semble bien que cette extravagante solution n'ait
tenu qu'à un cheveu, déjà on avait même téléphoné à un
notaire ami, absent du reste. Mais quant à moi, peut-être me
trompe-je, je crois qu'au dernier moment la pensée de Madeleine
l'aurait retenu, et comme il ne lui en coûte jamais beaucoup de se
dédire... Heureusement, par scrupule, sachant Claude très croyante,
il eut l'idée d'avertir son directeur de conscience, le père
Valensin (au fond cela devait avoir un côté qui l'amusait), lequel
affirma nettement qu'un tel acte la mettrait au ban de l'Église. «
Alors, lui dit Gide, vous êtes responsable de ce qui peut arriver »,
et le père Valensin s'en fut aussitôt dissuader Claude et la
réconforter. Du coup, Gide échappait à cette singulière corvée
assumée bien à la légère ; du reste, les sages paroles de Martin
avaient fait réfléchir Gide et même Catherine sur toutes les
conséquences possibles de la situation ainsi créée. Le départ de
Claude fut différé deux fois pour des raisons fortuites :
conférence d'Henry Bordeaux, où elle devait lire des vers (on ne
peut vraiment pas faire cela à un académicien), représentation au
Casino municipal, où elle avait un rôle important, mais il semble
bien que plus rien ne puisse l'empêcher malgré les démarches de
l'évêque, malgré une lettre pressante à Abel Bonnard devenu
ministre de l'Éducation nationale, et dont Gide s'est fendu. »
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* Laurent Coulomb, Aspects du
catholicisme français au XXe siècle. L’apostolat niçois
d’Auguste Valensin (1935-1953), Cannes, Alandis Éditions,
2009, p.204
** Ibid. p.161
*** Gide, Journal, entrée du 11 juin 1948
**** Maria Van Rysselberghe, Cahiers de la Petite Dame, t.III, NRF, Gallimard, 1975, p.305