Toujours dans les
Mémorables de Maurice Martin du Gard, au tome 2, le directeur des
Nouvelles littéraires se souvient d'une visite d'André Gide...
« 1928
UNE VISITE D'ANDRE GIDE
4 janvier.
Vendredi, sur les quatre heures, on m'annonce Gide au téléphone. Le matin même, j'avais reçu de lui une lettre datée de Cuverville et je prends l'appareil avec circonspection ; serait-ce encore Henri Béraud ?
Pendant la Croisade des Longues Figures, et même après qu'eut cessé dans la presse le tir du brigadier lyonnais, plus tonitruant qu'efficace, Béraud téléphonait à ceux qu'il pensait être les défenseurs de l'écrivain qu'il croyait avoir mis par terre, quand il avait travaillé au contraire à lui donner l'importance que Gide dit attendre seulement du futur. « Ici, , André Gide... » ou encore : « M. Gide va vous parler... » II arrivait qu'on fût réveillé dans le premier sommeil. Alors, jouissant de sa farce, Béraud, au café Raoul, place Boiëldieu, derrière cet Opéra-Comique où jadis il avait rêvé d'être applaudi dans la Tosca, revenait s'asseoir à sa table, pérorer, faire le glorieux au milieu des soucoupes, le sauveur de l'esprit français et le mainteneur du beau style. Le lendemain, rare s'il ne s'en trouvait dans sa bande pour vous apprendre l'auteur du coup, comme si on ne l'avait pas deviné.
Toujours est-il qu'à l'appareil je fis à « Gide » un accueil assez froid, d'autant plus froid d'ailleurs que, dans un rire qui sonnait faux, mon interlocuteur me lançait : « Je voudrais vous voir immédiatement pour vous offrir ma collaboration ! » Ce rire, la voix, cette impatience soudaine, le comble de l'affectation ! Une caricature ! Un vieil enfant, une grand-mère un peu folle, tout ce qu'on veut, mais absolument rien de Gœthe. Je répondis à ce Gide-là que j'étais à mon bureau jusqu'à huit heures et qu'il n'avait qu'à venir s'il le pouvait ! Mais voilà ! le pourrait-il ?
Eh oui ! il le pouvait, c'était bien lui, l'auteur de l'Immoraliste ; moins d'un quart d'heure après, il était là rue Montmartre, la face maigre, simiesque, mais un teint de campagne, sans s'étonner le moins du monde de la surprise où me jetait une visite beaucoup plus imprévue qu'il ne le pensait : dans l'empressement un peu fiévreux de mon accueil, c'est seulement l'admiration qui le caressa et l'honneur qu'il me faisait. Béraud, pour la première fois, mais sans le vouloir, m'avait, cette fois possédé !
Avec sa tenue classique de voyage, dans un vaste pardessus de ratine beige, le chapeau taupe plus foncé, M. Gide avait son air d'arriver de loin et de repartir le soir même, de loin ou de près, de l'Afrique du Nord ou de Normandie, mais toujours entre deux trains et deux désirs, à la quête de lui-même. Changeant de peaux, de pays, insatiable et clandestin, frôlant les êtres, les murs, feignant d'aimer et ne désirant que son propre personnage, se contredisant à plaisir pour être plus divers, plus mystérieux, se sentant sans s'attacher, plus attachant ; ne s'engageant que pour pouvoir une fois de plus se dérober et se rajeunir à ces exercices, sans mémoire mais n'oubliant jamais quel délice est d'être lucide et de pouvoir tout critiquer, posant des problèmes et filant, inquiétant Dieu, révoltant les hommes sains et naturels, excitant le Diable à l'occasion, écrivant n'importe où, dans les hôtels, dans les trains, en plein air, ne mettant rien au-dessus d'une phrase impeccable, d'une précision raffinée qui le rend léger, fuyant la lourdeur, la fraude et le malheur, en littérature, en morale, en voyage. Toujours sur les chemins, toujours en fuite pour se prouver qu'il est libre ; il n'a pas d'âge. Un autre s'y tuerait. Sa santé s'en trouve à merveille.
Justement, c'est son départ pour Berlin qu'il m'annonce après d'aimables frivolités sur le ton aigu et quelques roucoulements d'arrière-gorge ; et tout aussitôt :
— Je vous apporte là quelques pages d'une capitale importance et d'une assez bonne encre, je crois !
Il sort ses papiers, chausse de larges lunettes d'écaille et, à l'instant de commencer, me jette au-dessus des verres son terrible regard de voyeur. Puis, la voix gourmande :
— C'est ma lettre à François Porché ! Ma réponse à son livre :
l'Amour qui n'ose pas dire son nom. Je la lui dois !
Cette honnête analyse d'un problème délicat, je confesserai que
les Nouvelles Littéraires n'en avaient pas encore soufflé mot. Fallait-il que ce fût Gide en personne, l'objet principal de la courtoise critique de Porché, qui en informât nos lecteurs ? Oui, non, peut-être... Si j'avais dès l'abord objecté que
les Nouvelles étaient lues dans les lycées, Gide eût-il compris ma réserve, ou au contraire ne m'eût-il pas pressé davantage ? Il ne semblait pas imaginer, d'ailleurs, que j'eusse le front d'écarter, ou seulement de retarder, la publication d'un texte qui lui tenait si fort à cœur et pour lequel il voulait, c'est son mot, une audience plus vaste que
la Nouvelle Revue Française à laquelle ce texte-là me paraissait convenir.
Magistralement articulée, sa lettre débute par une louange étonnée de son analyste qui, en vérité, visait moins à condamner qu'à expliquer l'auteur de
Corydon. Gide lit et il lit bien, avec une sorte de passion, ces pages écrites la veille. Il hume cette réponse délectable, pompe, aspire, caresse son bel ouvrage. Le voilà, tout ingénu, qui s'enfonce dans la glorification de ses goûts par le biais d'illustres prédécesseurs, dissimulant à peine sa surprise qu'un érudit comme Porche, à son sujet, n'ait pas consulté Dante. L'aurait-il envoyé dans son Enfer ? Ah, mais non ! au Purgatoire ! en attendant mieux. « O âmes sûres de reposer en paix. » II serait, il est de ces âmes ; et pour attester que les sodomites ne portent préjudice ni à l'individu, ni à la société, ni à l'Etat, André Gide en frétillant se couvre de trois damnés qui ont la faveur de Dante : le conseiller Guido Guerra qui fit de grandes choses avec sa prudence et son épée ; Taggiajo Aldobrandi dont la voix aurait dû être écoutée et obéie ; Jacopo Rusticucci, politique florentin d'un grand sens moral. A cette compagnie, sans en appeler à Platon, alibi pour collégiens, Gide ajouterait volontiers Balzac ; c'est que son Jacques Colin « plus démasqué » dans Vautrin, — pièce suspendue par la censure, s'il-vous-plaît — que dans
les Illusions perdues ou
le Père Goriot, permettait à Gide de croire tout à fait plausible la correspondance amoureuse de Balzac avec un jeune homme dont Heredia jadis l'aurait entretenu.
François Porché, naturellement, dans l'
Amour qui n'ose pas dire son nom, avait cité l
'Immoraliste qui dévoile la nostalgie socratique de son héros, mais il avait oublié
Saül, écrit cinq ans plus tôt. Cet oubli, Gide lui en faisait grief, j'allais saisir le pourquoi. C'est qu'il entendait ne pas perdre l'avantage sur Marcel Proust et qu'il redoutait plus que tout que l'on pût penser qu'il avait publié
Corydon parce que l'auteur de
Sodome et Gomorrhe aurait préparé la voie. Il revendique l'antériorité.
Saül !
Saül ! Il avait été le premier ! Et
Corydon et ses Mémoires, il avait écrit ou projeté d'écrire ces ouvrages bien avant que Proust n'eût bravé l'opinion. Il ne l'avait pas bravée d'ailleurs, ou pas assez, c'est ce que Gide lui reprochait : Proust avait dissimulé, il s'était masqué, il avait osé donner à des hommes des prénoms de femmes comme pour excuser leurs penchants, c'était là quelque chose d'abominable et de hautement répréhensible.
Que Gide, en quelques écrits, fasse état de l'admiration qu'il aurait pour Marcel Proust, s'il l'affirme, il est sincère. Assurément il l'était quand je l'entendis écraser le nom de Proust avec une haine si péremptoire qu'elle me remplit de stupeur. Il semblait à cet instant que Gide en avait moins contre les publicistes qui l'injuriaient, lui, pour ses mœurs, que contre l'écrivain qui s'était refusé à dogmatiser la supériorité qu'elles conféraient, Proust qui avait été jusqu'à plaindre ce « cette race », ainsi qu'il la nommait, qui n'était pour l'auteur de
Corydon pas « maudite », absolument pas ! Tout malade, Proust reste plus sain. Il est plus grand.
Après avoir tenté de convaincre Porché que de tels goûts ne pouvaient s'acquérir et que l'on naissait avec eux, Gide prenait du champ, tel Galathée dans les saules.
— Encore n'ai-je pas tout dit, fit-il avec légèreté, mais en tombant sur ce « tout ».
Cette scène d'exhibitionnisme, je ne pensais plus qu'à l'épargner à nos lecteurs, à en sevrer l'auteur lui-même. Qu'il fasse tout ce que bon lui semble, mais qu'il érige son phallus en règle morale, c'est là où vraiment chez lui le bon sens disparaît, où un peu d'humour lui serait une grâce nécessaire. Je voyais d'ici la tempête : les abonnés, les parents, les prêtres, les pasteurs, la protestation des pédérastes aussi, plus artistes que doctrinaires. Par politesse, par lâcheté, je demande à Gide un délai :
— Vous avez tout le temps, me dit-il. Je vous ai dit que je partais pour Berlin. Je voudrais être là quand paraîtra ma lettre, pour répondre éventuellement aux réponses qu'elle me vaudra et tenir ma place dans une controverse assurément souhaitable. Je ne veux pas jeter ma grenade et m'en aller, comme on dit que c'est ma pratique.
— En effet, vous êtes toujours en voyage
— Eh oui ! on oublie que j'y suis toujours ! mais je ne fais qu'un saut en Allemagne, et je suis là !
Quand il fut de retour à Paris, André Gide me remercia de lui avoir évité un impair*, et pourtant je ne sais s'il me le pardonnera. Il me dit brusquement, pour chasser tout cela :
— Le temps me presse et j'ai encore à dire. Je viens d'engager une sténo-dactylographe et je vais dicter, ce que je n'avais jamais fait jusqu'ici, ce qui me paraissait tout à fait im-poss-ssible !... » (Maurice Martin du Gard,
Les Mémorables, II, Flammarion, 1960)
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* La lettre de Gide ne sera pas envoyée à son destinataire. « Il renonce décidément à répondre à Porché », note la Petite Dame le 10 février 1928. « Les choses intéressantes que tout de même je disais dans cette lettre que j'ai bien fait de retirer, je les mettrai peut-être en appendice à
Corydon » explique Gide à la Petite Dame. Sa réponse sera publiée un an plus tard dans
La N.R.F. de janvier 1929, puis dans l'appendice de
Corydon à partir de la réédition de 1929 (avec la réponse de François Porché, datée du 2 janvier 1929).