lundi 17 mars 2008

Gide et Julien Green : la rencontre

"Ce fut, me semble-t-il, dans les dernières semaines de 1923 que Philippe me demanda de passer chez lui pour une raison qui ne me fut révélée que plus tard. Si je ne puis situer exactement la date, je revois la couleur du jour et le décor, l'un aussi triste que l'autre. Dans le bureau banal, mais confortable, j'étais assis sur un de ces canapés tout en rondeurs et qui n'ont de vertu à mes yeux que leur élasticité. Une table chargée de papiers cache à moitié un appareil de chauffage au gaz, et voilà le bout de mise en scène que me livre ma mémoire. Il est peut-être trop tôt pour allumer une lampe et la lueur maussade qui tombe du ciel gris pénètre comme à regret dans cette petite pièce mélancolique. De quoi parlons-nous ? Aucun souvenir... Mais on sonne. Un instant s'écoule, puis je vois mon ami revenir avec un des plus étranges personnages qu'il m'ait été donné de voir. Comme il m'arrive le plus souvent, je ne saisis pas son nom et je suis bien sûr aujourd'hui qu'il n'a pas entendu le mien. Le regard qu'il me jette me réduirait au silence si j'avais le désir de parler : les yeux d'un noir profond ne se posent qu'une seconde sur moi, mais d'une manière inoubliable et comme pour m'écarter. Je pourrais aussi bien être un meuble. Cette situation anéantissante me dispense de faire un effort pour me joindre à la conversation, et je me contente de regarder. D'assez haute taille, le visiteur est habillé d'une grosse étoffe mieux faite pour la campagne que pour la ville et les manches d'un chandail noir lui descendent jusque sur les mains qu'elles couvrent à moitié un peu comme des mitaines. Là n'est pourtant pas le plus intéressant : le visage à lui seul est comme un spectacle dont on ne veut rien manquer. Haut et dégagé par la calvitie, le front aux proportions magnifiques surplombe les sourcils noirs et les grandes orbites où luisent les prunelles d'un éclat sombre et dur. La bouche est mince et prudente, il en sort une voix aux modulations si bizarres que le sens des mots qu'elle prononce m'échappe de temps en temps. Jamais encore je n'ai entendu parler le français de cette façon. Les dentales surtout feraient croire que le bout de la langue appuie contre le palais, non contre les incisives, et les sifflantes chuintent sans retenue. Parfois le ton s'élève, les sourcils montent et s'arrondissent, les lèvres s'écartent et un rire de fausset rompt tout à coup l'ordonnance de ce visage immobile. L'impression que je me trouve devant quelqu'un a été immédiate. De quoi parle-t-on ? De littérature sans doute, et soudain j'entends le nom de Blake. Il se trouve que j'ai dans la poche le petit volume de Chesterton sur ce poète. Ne hésitation et voilà le livre entre mes doigts.
- Vous parlez de Blake. Connaissez-vous ceci ?
Mais non, le visiteur ne le connaît pas. Voilà que tout à coup j'existe. Il me prend des mains le petit livre, tourne quelques pages, admire avec un grand "Ah !" théâtral les reproductions si joliment faites qu'il se déclare enchanté et glisse l'ouvrage dans sa poche en m'assurant qu'il me le rendra. De quel regard d'inquisiteur il m'examine cette fois... Se figure-t-il que c'est là pour moi une manière de compensation ? J'en ai le sentiment confus. Brusquement il me fait songer à un Lucifer déguisé en touriste, mais c'est parce que je viens de deviner à qui j'ai affaire. Il domine. C'est le seul mot que je trouve pour décrire l'effet qu'il produit. Ses manières simples et un peu brusques ont quelque chose d'insolite dont il a conscience et qu'il ne fait rien pour modifier : au contraire, il les cultive, soignant son personnage.
Après son départ, nul besoin de demander qui ce monsieur peut bien être. Le nom de Corydon jeté dans la conversation m'a instruit.
Cette première rencontre avec André Gide s'inscrivit dans ma mémoire alors qu'elle parut fuir la sienne, car il n'y fit jamais allusion par la suite et je ne songeais pas à l'en faire ressouvenir. Par ailleurs, j'ai toujours pensé que ce contact initial n'était pas fortuit et qu'il cachait, je crois, l'intention renouvelée de me faire connaître les meilleurs écrivains de notre temps." (Julien Green, Jeunes années, autobiographie 2, Points, pp 413-414)

La première rencontre entre les deux écrivains n'a laissé aucun souvenir à Gide quand chez Green tout est encore sombrement remémoré. "Jour triste", "lumière maussade", "ciel gris" où le noir domine (l'épithète revient par trois fois), situation "anéantissante" face à ce "Lucifer déguisé en touriste".

Ce n'est pourtant pas à proprement parler la première impression que Gide fait à Green. Celle des livres de Gide sur le jeune Julien est bien pire encore :

"Plus faible encore et totalement raté le Saül de Gide." (Op. cit. p.393)

"La Porte étroite, mise entre mes mains comme un modèle par les soins de mon mentor, me scandalisa par l'ennui qui s'en dégageait." (Op.cit. p. 399)

Et en 1924 à propos du Corydon, dont il faut bien avouer que Green n'était pas le seul à penser ceci : "Le Corydon de Gide faisait alors beaucoup de tapage et quelqu'un le mit sous mes yeux. Je le lus sans plaisir. Que me faisaient les mieurs des insectes invoquées par l'auteur pour justifier les siennes ? Etait-il sérieux ou feignait-il seulement de l'être ? Ayant porté ces jugements sommaires, je laissai de côté ce petit livre où je ne retrouvais rien qui touchât mes problèmes." (Op.cit. p. 439)

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