Il y a 100 ans, André Gide, Jacques Copeau, Jean Schlumberger, Michel Arnaud (Marcel Drouin), Henri Ghéon et Eugène Montfort fondent La Nouvelle Revue Française dont le premier numéro paraît le 15 novembre 1908. Montfort, ex-directeur des Marges, insère dans ce premier numéro, à l'insu des autres, un article contre Mallarmé signé Boquet, directeur de la revue lilloise Le Beffroi.
Cet attentat contre Mallarmé accusé "d'impuissance" fait éclater le groupe. Un second "premier numéro" – sans Monfort et ses amis – est publié en février 1909. André Gide sera le directeur de la NRF jusqu'en 1914. La Nouvelle Revue Française se veut le concurrent direct du Mercure de France, fondé en 1890, vivier des symbolistes et des jeunes auteurs dont André Gide qui lui donna ses premiers textes.
Au Mercure règne l'étonnant Remy de Gourmont, qui fait d'abord l'éloge des premiers ouvrages de Gide et l'accueille. "Le poste de commandement de Gourmont était le Mercure de France, celui de Gide la NRF. Grâce à eux, ces deux revues ont régenté les lettres dans le monde entier", commente Jean Dutourd. Entre les deux hommes toutefois, une incompréhension se change bientôt en "rivalité littéraire" de prédominance si l'on en croit Paul Léautaud :
"J'ai lu aussi de petits comptes rendus d'un livre, ou plaquette que Rouveyre vient de publier sur Apollinaire, et sur Gourmont. A propos de celui-ci, il en profite pour s'en prendre encore à Gide, dont il dit qu'il détestait Gourmont. Il parle encore là de ce qu'il connaît à peine. Il est bien certain que Gide ne pouvait guère aimer les tendances d'esprit de Gourmont, mais le débat se situait sur un bien autre plan. Rivalité littéraire, donc de prédominance, chez Gide. J'ai vu cela de près. Sans Gourmont, c'est peut-être au Mercure que Gide eût fait toute sa carrière, mais à condition d'être le premier. Or, la place était prise."
"Gourmond – une âme désespérément opaque", note Gide le 13 février 1907 dans son Journal. Déjà, dans une entrée de 1904, il expliquait son "malaise" devant Gourmont : une gêne et une hostilité. "[...] la pensée, chez lui, n'est jamais chose vive et souffrante ; il reste toujours outre et la tient comme un instrument." Montfort, qui rouvre Les Marges, oppose d'ailleurs "Gide contre Gourmont" en mai 1910. Mais qu'on ne s'y trompe pas : la NRF ne fait pas table rase des revues anciennes mais prône au contraire un retour au classicisme, à la littérature pour elle-même. Et c'est cela qui change tout, ainsi que le souligne François Nourrissier :
"Il faut faire un effort d'imagination pour mesurer, neuf décennies passées, la force de rupture que recelait la bombe NRF. Rupture avec quoi ? Avec qui ? Les six "gidiens" n'apparaissent pas dans un désert. On trouve là le faisandé et l'académique, le chauvin et le parisien, le décadent et le licencieux, Claudine et Colette Baudoche, la cambrure 1900 et les langueurs fin de siècle. La NRF ne va pas naître d'un désir, si banal en littérature, de faire table rase, mais d'un retour à la rigueur et aux inspirations classiques. On nettoie. On ne se débraille pas : on ressert les cravates."
C'est par ce texte de Nourrissier que le site des éditions Gallimard ouvre une très intéressante histoire de la NRF à consulter ici.
vendredi 21 novembre 2008
mardi 11 novembre 2008
14-18 ou le plus extraordinaire est toujours à venir
"Vers 3 heures, le tocsin a commencé à retentir. [...] J'ai couru chercher Mius dans le jardin, pour l'avertir ;et comme je revenais, n'ayant pu rencontrer qu'Edmond, j'ai vu Em. Dans l'allée aux fleurs, les traits décomposés, qui nous a dit en retenant mal ses sanglots : "Oui, c'est bien le tocsin ; Hérouard vient de Criquetot ; l'ordre de mobilisation est donné."
Les enfants étaient partis pour Etretat à bicyclette. Par besoin de m'occuper, j'ai voulu aller à Criquetot porter deux lettres et prendre possession de l'enveloppe chargée que je savais être arrivée. Le tocsin s'était tu ; après l'immense alarme promenée sur tout le pays, il n'y avait plus qu'un oppressant silence. Une pluie fine tombait par instants.
Dans les champs quelques gars prêts à partir continuaient leur labour ; j'ai croisé sur le route Louis Freger, notre fermier, appelé le troisième jour, et sa mère qui va voir s'en aller ses deux enfants. Je n'ai su que leur serrer la main sans rien dire." André Gide, Journal, 1er août 1914.
Entre Cuverville où il apprend la mobilisation et où tout au long de la guerre il jouera son rôle de "châtelain" aux côtés de Madeleine en venant en aide du mieux qu'il peut aux habitants, et Paris où se poursuit tant bien que mal l'aventure littéraire et où là aussi il donne de son temps au Foyer Franco-Belge, Gide traverse la guerre en étant, si l'on peut dire, sur tous les fronts.
En 1914 paraissent Les caves du Vatican.
En 1915 et 1916, Gide connaît une crise morale et religieuse intense qui donnera naissance à Numquid et tu... ?. Ses amis se convertissent au catholicisme, Madeleine elle-même semble se rapprocher de Rome. Ouvrant par hasard une lettre de Ghéon, venue du front, elle a la confirmation de ses doutes sur les moeurs de son mari. Ce sont vingt pages arrachées au Journal de mai 1916. "[...]on eût dit les pages d'un fou", écrit Gide.
C'est aussi en décembre 1916 que dans le train qui les ramènent de l'enterrement de Verhaeren, Gide fait savoir à Elisabeth van Rysselberghe, par un étrange billet : "Je n'aimerai jamais d'amour qu'une seule femme ; je ne puis avoir de vrais désirs que pour les jeunes garçons. Mais je me résigne mal à te voir sans enfant et à n'en pas avoir moi-même." L'enfant, Catherine, naîtra quelques années plus tard.
En 1917, c'est le début de la liaison entre Gide et Marc Allégret, qui a alors 16 ans. Marc est d'abord X. dans le Journal, puis devient Michel, Gide se changeant pour sa part en Fabrice dont il parle, en narrateur, à la troisième personne. Mais "Que me sers de reprendre ce journal, si je n'ose y être sincère et si j'y dissimule la secrète occupation de mon coeur ?" se demande Gide le 20 septembre 1917.
Marc apporte la sérénité à Gide et une nouvelle exaltation qui lui permet de débuter Les Nouvelles Nourritures. En juin 1918, ils embarquent pour l'Angleterre. Madeleine brûle alors toutes les lettres qu'ils ont échangées depuis leur jeunesse. Il l'apprend après l'armistice, le 21 novembre 1918. "Je souffre comme si elle avait tué notre enfant...", commente Gide qui entre de nouveau dans une période tourmentée.
Et c'est le jour même de cet armistice que Madame Théo, Maria van Rysselberghe alias La Petite Dame, commence la rédaction de ses "Notes pour l'histoire authentique d'André Gide" :
"Saint-Clair, 11 novembre 1918.
Dater de la victoire ce cahier, où je prends la résolution de noter pour toi, selon la promesse que je te fis, tout ce qui éclaire la figure de notre ami et dont je sois témoin, m'incite à commencer aujourd'hui. Cela me coûte un grand effort : sentiment d'insuffisance d'abord, et aussi celui d'avoir trop tardé. Que de choses importantes j'aurais déjà pu conserver ainsi ! Mais, avec lui, le plus extraordinaire n'est-il pas toujours à venir ? Si pour le passé ma mémoire me fournit des souvenirs assez précis, assez vivants, j'y reviendrai peut-être." Maria van Rysselberghe, Cahiers de la Petite Dame, tome 1, p.5.
Les enfants étaient partis pour Etretat à bicyclette. Par besoin de m'occuper, j'ai voulu aller à Criquetot porter deux lettres et prendre possession de l'enveloppe chargée que je savais être arrivée. Le tocsin s'était tu ; après l'immense alarme promenée sur tout le pays, il n'y avait plus qu'un oppressant silence. Une pluie fine tombait par instants.
Dans les champs quelques gars prêts à partir continuaient leur labour ; j'ai croisé sur le route Louis Freger, notre fermier, appelé le troisième jour, et sa mère qui va voir s'en aller ses deux enfants. Je n'ai su que leur serrer la main sans rien dire." André Gide, Journal, 1er août 1914.
Entre Cuverville où il apprend la mobilisation et où tout au long de la guerre il jouera son rôle de "châtelain" aux côtés de Madeleine en venant en aide du mieux qu'il peut aux habitants, et Paris où se poursuit tant bien que mal l'aventure littéraire et où là aussi il donne de son temps au Foyer Franco-Belge, Gide traverse la guerre en étant, si l'on peut dire, sur tous les fronts.
En 1914 paraissent Les caves du Vatican.
En 1915 et 1916, Gide connaît une crise morale et religieuse intense qui donnera naissance à Numquid et tu... ?. Ses amis se convertissent au catholicisme, Madeleine elle-même semble se rapprocher de Rome. Ouvrant par hasard une lettre de Ghéon, venue du front, elle a la confirmation de ses doutes sur les moeurs de son mari. Ce sont vingt pages arrachées au Journal de mai 1916. "[...]on eût dit les pages d'un fou", écrit Gide.
C'est aussi en décembre 1916 que dans le train qui les ramènent de l'enterrement de Verhaeren, Gide fait savoir à Elisabeth van Rysselberghe, par un étrange billet : "Je n'aimerai jamais d'amour qu'une seule femme ; je ne puis avoir de vrais désirs que pour les jeunes garçons. Mais je me résigne mal à te voir sans enfant et à n'en pas avoir moi-même." L'enfant, Catherine, naîtra quelques années plus tard.
En 1917, c'est le début de la liaison entre Gide et Marc Allégret, qui a alors 16 ans. Marc est d'abord X. dans le Journal, puis devient Michel, Gide se changeant pour sa part en Fabrice dont il parle, en narrateur, à la troisième personne. Mais "Que me sers de reprendre ce journal, si je n'ose y être sincère et si j'y dissimule la secrète occupation de mon coeur ?" se demande Gide le 20 septembre 1917.
Marc apporte la sérénité à Gide et une nouvelle exaltation qui lui permet de débuter Les Nouvelles Nourritures. En juin 1918, ils embarquent pour l'Angleterre. Madeleine brûle alors toutes les lettres qu'ils ont échangées depuis leur jeunesse. Il l'apprend après l'armistice, le 21 novembre 1918. "Je souffre comme si elle avait tué notre enfant...", commente Gide qui entre de nouveau dans une période tourmentée.
Et c'est le jour même de cet armistice que Madame Théo, Maria van Rysselberghe alias La Petite Dame, commence la rédaction de ses "Notes pour l'histoire authentique d'André Gide" :
"Saint-Clair, 11 novembre 1918.
Dater de la victoire ce cahier, où je prends la résolution de noter pour toi, selon la promesse que je te fis, tout ce qui éclaire la figure de notre ami et dont je sois témoin, m'incite à commencer aujourd'hui. Cela me coûte un grand effort : sentiment d'insuffisance d'abord, et aussi celui d'avoir trop tardé. Que de choses importantes j'aurais déjà pu conserver ainsi ! Mais, avec lui, le plus extraordinaire n'est-il pas toujours à venir ? Si pour le passé ma mémoire me fournit des souvenirs assez précis, assez vivants, j'y reviendrai peut-être." Maria van Rysselberghe, Cahiers de la Petite Dame, tome 1, p.5.
vendredi 7 novembre 2008
De Gide à Borges, via Pierre Ménard
Jardin des Plantes, Montpellier. Gide a une vingtaine d'années et son nouvel ami Paul Valery le conduit à travers le Jardin des Plantes jusqu'au "tombeau de Narcissa". Là, les deux jeunes hommes évoquent le mythe de Narcisse et dessinent les plans de ce que sera le Traité du Narcisse chez Gide et Narcisse parle chez Valery. C'est dans ces mêmes allées du jardin botanique qu'ils croisent Paul Ménard, "l'auteur du Quichotte", poète symboliste nîmois, à qui Michel Lafon consacre Une vie de Pierre Ménard...
"À l'aide de documents irréfutables, il dévoile le rôle essentiel de Ménard et démontre que c'est lui et lui seul qui a fait de Borges le grand écrivain qu'il est devenu, en l'aidant et en le conseillant jusqu'à sa disparition en 1937. Il révèle aussi que Ménard a joué le même rôle de conseiller occulte auprès de nombre d'écrivains alors débutants, dont André Gide et Paul Valéry. Ainsi, les premiers vers du Cimetière marin seraient de la plume de Ménard, tandis que Valéry lui rend hommage sous les traits de M. Teste", affirme la quatrième de couverture.
"Le temps est donc venu de rendre hommage à Pierre Ménard et à son abnégation, car cet homme discret et même effacé n'est autre que l'inventeur, par plumes interposées, de la littérature moderne.
Réflexion sur les rapports entre réalité et fiction, ce roman* s'attache également aux relations étranges mais bien réelles entre écrivains vivants et disparus, à ces absents qui accompagnent, et quelquefois guident, le geste d'écrire. Car c'est bien de fantômes qu'il s'agit, que l'auteur convoque au final dans l'un des derniers lieux sauvages de Montpellier, ce Jardin des Plantes que chérissait Ménard."
Michel Lafon, Une Vie de Pierre Ménard, Gallimard, 2008, 192 pages, 16€
__________________________
* Car les lecteurs des Fictions de Borges auront compris qu'il s'agit là non pas d'une biographie, ou pour mieux dire non pas de l'écriture mais de l'invention d'une vie...
"À l'aide de documents irréfutables, il dévoile le rôle essentiel de Ménard et démontre que c'est lui et lui seul qui a fait de Borges le grand écrivain qu'il est devenu, en l'aidant et en le conseillant jusqu'à sa disparition en 1937. Il révèle aussi que Ménard a joué le même rôle de conseiller occulte auprès de nombre d'écrivains alors débutants, dont André Gide et Paul Valéry. Ainsi, les premiers vers du Cimetière marin seraient de la plume de Ménard, tandis que Valéry lui rend hommage sous les traits de M. Teste", affirme la quatrième de couverture.
"Le temps est donc venu de rendre hommage à Pierre Ménard et à son abnégation, car cet homme discret et même effacé n'est autre que l'inventeur, par plumes interposées, de la littérature moderne.
Réflexion sur les rapports entre réalité et fiction, ce roman* s'attache également aux relations étranges mais bien réelles entre écrivains vivants et disparus, à ces absents qui accompagnent, et quelquefois guident, le geste d'écrire. Car c'est bien de fantômes qu'il s'agit, que l'auteur convoque au final dans l'un des derniers lieux sauvages de Montpellier, ce Jardin des Plantes que chérissait Ménard."
Michel Lafon, Une Vie de Pierre Ménard, Gallimard, 2008, 192 pages, 16€
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* Car les lecteurs des Fictions de Borges auront compris qu'il s'agit là non pas d'une biographie, ou pour mieux dire non pas de l'écriture mais de l'invention d'une vie...
mercredi 5 novembre 2008
Correspondance avec Léon Blum
Aux portraits de Gide donnés dans le billet précédent, on pourrait ajouter celui qui figure sur la couverture de la correspondance entre Léon Blum et André Gide parue le mois dernier aux Presses Universitaires de Lyon : un "Masque" de Félix Vallotton. Je reviendrai sur ce Livre des Masques et son auteur Rémy de Gourmont...
Mais restons en à cette nouvelle publication : 57 lettres, 33 de Blum, 24 de Gide et le résumé conjectural de 14 autres lettres perdues, 10 de Gide, 4 de Blum. "Cette correspondance, inédite à l'exception [de deux lettres] , a néanmoins déjà fait l'objet de nombreuses exploitations de la part des chercheurs, historiens et littéraires, mais n'a jamais été lue ni étudiée pour elle-même, dans sa continuité et dans sa cohérence propres", explique Pierre Lachasse qui a établi, présenté et annoté cette correspondance.
Car c'est surtout par son paratexte que vaut cette correspondance somme toute très réduite et souvent faible par le contenu même des lettres échangées : on peut y voir une biographie croisée de Blum et Gide qui s'étend tout au long des 61 ans d'une amitié aux fils parfois distendus mais jamais rompus. Une amitié qui aurait pu se dissoudre si elle était restée dans le domaine littéraire des débuts, mais retrouvera un second souffle quand le domaine politique et social rapprochera de nouveau André et Léon.
Léon Blum, André Gide, Correspondance 1890-1951, édition établie, présentée et annotée par Pierre Lachasse, Presses Universitaires de Lyon, 2008, 216 pp., 18 €
Mais restons en à cette nouvelle publication : 57 lettres, 33 de Blum, 24 de Gide et le résumé conjectural de 14 autres lettres perdues, 10 de Gide, 4 de Blum. "Cette correspondance, inédite à l'exception [de deux lettres] , a néanmoins déjà fait l'objet de nombreuses exploitations de la part des chercheurs, historiens et littéraires, mais n'a jamais été lue ni étudiée pour elle-même, dans sa continuité et dans sa cohérence propres", explique Pierre Lachasse qui a établi, présenté et annoté cette correspondance.
Car c'est surtout par son paratexte que vaut cette correspondance somme toute très réduite et souvent faible par le contenu même des lettres échangées : on peut y voir une biographie croisée de Blum et Gide qui s'étend tout au long des 61 ans d'une amitié aux fils parfois distendus mais jamais rompus. Une amitié qui aurait pu se dissoudre si elle était restée dans le domaine littéraire des débuts, mais retrouvera un second souffle quand le domaine politique et social rapprochera de nouveau André et Léon.
Léon Blum, André Gide, Correspondance 1890-1951, édition établie, présentée et annotée par Pierre Lachasse, Presses Universitaires de Lyon, 2008, 216 pp., 18 €
lundi 3 novembre 2008
Gide le poseur
Bien que d'un milieu bourgeois et fortuné, le petit André Gide n'a pas grandi au milieu d'oeuvres d'art. Le confort tout protestant de La Roque, des appartements parisiens ou même de la maison de l'oncle Gide à Uzès se devait d'être avant tout pratique et sobre. Pour la décoration des murs, le portrait austère de quelque ancêtre ou le plus souvent les travaux au crochet de Madame Gide mère suffisaient bien.
C'est en pénétrant chez le peintre Jean-Paul Laurens qu'il a la confirmation de ce piètre décor familial : "Ce jour-là, tout à coup, mes yeux s'ouvrirent, et je compris aussitôt combien l'ameublement de ma mère était laid". Dans l'atelier du peintre, "tout [lui] paraissait flatter les regards et l'esprit"*. Une révélation qu'il doit à son cousin Albert Démarest, élève de Laurens.
Nous sommes en 1888, Gide a dix-neuf ans, Albert en a vingt de plus. Albert personnifie pour Gide "l'art, le courage, la liberté"**. Jean-Paul Laurens incarne alors l'art le plus académique qui soit tout en osant des positions anticléricales et républicaines. Il ne faut pas croire cependant que Gide n'a aucune culture picturale :
"En attendant, ma mère, très soucieuse de sa culture et de la mienne, et pleine de considération pour la musique, la peinture, la poésie et en général tout ce qui la surplombait, faisait de son mieux pour éclairer mon goût, mon jugement, et les siens propres. Si nous allions voir une exposition de tableaux – et nous ne manquions aucune de celles que Le Temps voulait bien nous signaler – ce n’était jamais sans emporter le numéro du journal qui en parlait, ni sans relire sur place les appréciations du critique, par grand-peur d’admirer de travers, ou de n’admirer pas du tout."***
Toujours dans Si le grain ne meurt, on apprend aussi qu'encore plus jeune, Gide allait au musée du Luxembourg où il admirait davantage les nudités que les anecdotes historiques... La sculpture de Jean-Antoine-Marie Idrac représentant "Mercure inventant le caducée" le met en émoi. "Je n'étais peut-être pas d'abord très sensible à la peinture – moins qu'à la sculpture – assurément mais animé par un tel désir, un tel besoin de compréhension, que mes sens bientôt s'affinèrent."****
Albert Démarest joue un rôle d'initiateur certain. Il sera aussi le premier à peindre André Gide, dans le rôle d'un violoniste. Le côté "poseur" qui a été si souvent reproché à Gide, et qu'il entretenait d'ailleurs par des exercices devant le miroir, trouve sa raison d'être. Le 8 mai 1911, dans le Journal, il est chez un certains R.B., peintre graveur qui veut faire son portrait : "C'est une manière de flatterie à quoi je me laisserai toujours prendre", confesse Gide.
Peu de temps après avoir pénétré l'atelier de Laurens, Gide obtient d'effectuer son premier voyage seul, rejoint de temps en temps tout de même par une mère inquiète. Ce n'est pas encore l'Afrique du Nord mais la Bretagne, où l'on peut situer l'autre choc esthétique important d'André Gide. Au Pouldu, il loge dans la même auberge que Gauguin, Séruzier et un autre qu'il pense être Filigier.
"[...] la rareté des meubles et l’absence de tentures laissaient remarquer d’autant mieux, rangé à terre, un assez grand nombre de toiles et de châssis de peintres, face au mur. Je ne fus pas plutôt seul que je courus à ces toiles ; l’une après l’autre je les retournai, les contemplai avec une satisfaction grandissante ; il me parut qu’il n’y avait que d’enfantins bariolages, mais aux tons si vifs, si particuliers, si joyeux que je ne songeais plus à repartir. Je souhaitai connaître ces artistes capables de ces amusantes folies."*****
Un peu plus tard dans le salon de Mallarmé, Gide retrouve Gauguin, rencontre Whistler. En 1890, il rencontre Jacques-Emile Blanche dans le salon de Bonnières. Blanche signera trois portraits célèbres de Gide dont celui "Au café Maure de l'exposition universelle de 1900" :
Il admire Maurice Denis à qui il demande d'illustrer Le Voyage d'Urien en 1892. En 1893, on le retrouve dans son Journal, en pleurs devant l'Homme au Gant du Titien, au Louvre. En 1895, lors du voyage en Italie raconté dans les Feuilles de Route, il approfondit sa connaissance de la peinture des maîtres italiens, affirme de nouveau son goût pour la sculpture.
A la charnière des dix-neuvième et vingtième siècles, plus que jamais, littérature et peinture cheminent ensemble. En 1899 chez le poète Vielé-Griffin que Gide fait la connaissance du peintre Théo van Rysselberghe, et de son épouse Maria, la Petite Dame. En 1903, Théo peint "La lecture" qui met en scène autour d’Emile Verhaeren, le peintre Cross, Maurice Maeterlinck, André Gide et Francis Viélé-Griffin, le biologiste Henri Ghéon, le médecin Félix Le Dantec ainsi que critique d'art Félix Fénéon debout contre la cheminée :
Théo van Rysselberghe signe encore un portrait de Gide en 1907 (on lui doit aussi un buste en 1920) :
En 1914, Paul-Albert Laurens, fils de Jean-Paul Laurens évoqué plus haut et camarade de classe de Gide à l'Ecole Alsacienne, réalise un portrait (gravure au vernis mou) pour l'édition originale limitée des caves du Vatican :
En 1919, le célèbre illustrateur Paul-Emile Bécat, spécialiste des dessins de littérature érotique dont ceux des Chansons de Bilitis de l'ami de jeunesse de Gide Pierre Louÿs, donne ce dessin :
Encore de Paul-Albert Laurens, le portrait grave de 1924 :
Lors du voyage en Angleterre avec Marc Allégret en 1918, Gide rencontre sa future traductrice, celle qui sera toujours amoureuse de lui : Dorothy Bussy. Née Stratchey, elle est l'épouse du peintre français Simon Bussy. Tous deux deviendront des amis proches de Gide et ce dernier écrira une préface au catalogue de l'exposition Bussy à la galerie Charpentier en 1948. Bussy fait plusieurs fois son portrait, dont celui-ci, de 1925 :
Et cet autre de 1939 :
André Gide sera aussi beaucoup photographié tout au long de sa vie, par Marc bien sûr, mais aussi par Berenice Abbott, Lady Ottoline Morell, ou Gisèle Freund. Mais pour achever ce tour d'horizon des peintres de Gide, je donne deux oeuvres plus tardives. Celle d'Edouard Mac Avoy tout d'abord, de 1949 :
Et celle-ci, posthume, du frère aîné du peintre Balthus, Pierre Klossowski, de 1954 :
_______________________________
* Si le grain ne meurt, Folio, p.234
** Ibid. p.227
*** Ibid. p.166
**** Ibid p. 233
***** Ibid pp. 243-244
C'est en pénétrant chez le peintre Jean-Paul Laurens qu'il a la confirmation de ce piètre décor familial : "Ce jour-là, tout à coup, mes yeux s'ouvrirent, et je compris aussitôt combien l'ameublement de ma mère était laid". Dans l'atelier du peintre, "tout [lui] paraissait flatter les regards et l'esprit"*. Une révélation qu'il doit à son cousin Albert Démarest, élève de Laurens.
Nous sommes en 1888, Gide a dix-neuf ans, Albert en a vingt de plus. Albert personnifie pour Gide "l'art, le courage, la liberté"**. Jean-Paul Laurens incarne alors l'art le plus académique qui soit tout en osant des positions anticléricales et républicaines. Il ne faut pas croire cependant que Gide n'a aucune culture picturale :
"En attendant, ma mère, très soucieuse de sa culture et de la mienne, et pleine de considération pour la musique, la peinture, la poésie et en général tout ce qui la surplombait, faisait de son mieux pour éclairer mon goût, mon jugement, et les siens propres. Si nous allions voir une exposition de tableaux – et nous ne manquions aucune de celles que Le Temps voulait bien nous signaler – ce n’était jamais sans emporter le numéro du journal qui en parlait, ni sans relire sur place les appréciations du critique, par grand-peur d’admirer de travers, ou de n’admirer pas du tout."***
Toujours dans Si le grain ne meurt, on apprend aussi qu'encore plus jeune, Gide allait au musée du Luxembourg où il admirait davantage les nudités que les anecdotes historiques... La sculpture de Jean-Antoine-Marie Idrac représentant "Mercure inventant le caducée" le met en émoi. "Je n'étais peut-être pas d'abord très sensible à la peinture – moins qu'à la sculpture – assurément mais animé par un tel désir, un tel besoin de compréhension, que mes sens bientôt s'affinèrent."****
Albert Démarest joue un rôle d'initiateur certain. Il sera aussi le premier à peindre André Gide, dans le rôle d'un violoniste. Le côté "poseur" qui a été si souvent reproché à Gide, et qu'il entretenait d'ailleurs par des exercices devant le miroir, trouve sa raison d'être. Le 8 mai 1911, dans le Journal, il est chez un certains R.B., peintre graveur qui veut faire son portrait : "C'est une manière de flatterie à quoi je me laisserai toujours prendre", confesse Gide.
Peu de temps après avoir pénétré l'atelier de Laurens, Gide obtient d'effectuer son premier voyage seul, rejoint de temps en temps tout de même par une mère inquiète. Ce n'est pas encore l'Afrique du Nord mais la Bretagne, où l'on peut situer l'autre choc esthétique important d'André Gide. Au Pouldu, il loge dans la même auberge que Gauguin, Séruzier et un autre qu'il pense être Filigier.
"[...] la rareté des meubles et l’absence de tentures laissaient remarquer d’autant mieux, rangé à terre, un assez grand nombre de toiles et de châssis de peintres, face au mur. Je ne fus pas plutôt seul que je courus à ces toiles ; l’une après l’autre je les retournai, les contemplai avec une satisfaction grandissante ; il me parut qu’il n’y avait que d’enfantins bariolages, mais aux tons si vifs, si particuliers, si joyeux que je ne songeais plus à repartir. Je souhaitai connaître ces artistes capables de ces amusantes folies."*****
Un peu plus tard dans le salon de Mallarmé, Gide retrouve Gauguin, rencontre Whistler. En 1890, il rencontre Jacques-Emile Blanche dans le salon de Bonnières. Blanche signera trois portraits célèbres de Gide dont celui "Au café Maure de l'exposition universelle de 1900" :
Il admire Maurice Denis à qui il demande d'illustrer Le Voyage d'Urien en 1892. En 1893, on le retrouve dans son Journal, en pleurs devant l'Homme au Gant du Titien, au Louvre. En 1895, lors du voyage en Italie raconté dans les Feuilles de Route, il approfondit sa connaissance de la peinture des maîtres italiens, affirme de nouveau son goût pour la sculpture.
A la charnière des dix-neuvième et vingtième siècles, plus que jamais, littérature et peinture cheminent ensemble. En 1899 chez le poète Vielé-Griffin que Gide fait la connaissance du peintre Théo van Rysselberghe, et de son épouse Maria, la Petite Dame. En 1903, Théo peint "La lecture" qui met en scène autour d’Emile Verhaeren, le peintre Cross, Maurice Maeterlinck, André Gide et Francis Viélé-Griffin, le biologiste Henri Ghéon, le médecin Félix Le Dantec ainsi que critique d'art Félix Fénéon debout contre la cheminée :
Théo van Rysselberghe signe encore un portrait de Gide en 1907 (on lui doit aussi un buste en 1920) :
En 1914, Paul-Albert Laurens, fils de Jean-Paul Laurens évoqué plus haut et camarade de classe de Gide à l'Ecole Alsacienne, réalise un portrait (gravure au vernis mou) pour l'édition originale limitée des caves du Vatican :
En 1919, le célèbre illustrateur Paul-Emile Bécat, spécialiste des dessins de littérature érotique dont ceux des Chansons de Bilitis de l'ami de jeunesse de Gide Pierre Louÿs, donne ce dessin :
Encore de Paul-Albert Laurens, le portrait grave de 1924 :
Lors du voyage en Angleterre avec Marc Allégret en 1918, Gide rencontre sa future traductrice, celle qui sera toujours amoureuse de lui : Dorothy Bussy. Née Stratchey, elle est l'épouse du peintre français Simon Bussy. Tous deux deviendront des amis proches de Gide et ce dernier écrira une préface au catalogue de l'exposition Bussy à la galerie Charpentier en 1948. Bussy fait plusieurs fois son portrait, dont celui-ci, de 1925 :
Et cet autre de 1939 :
André Gide sera aussi beaucoup photographié tout au long de sa vie, par Marc bien sûr, mais aussi par Berenice Abbott, Lady Ottoline Morell, ou Gisèle Freund. Mais pour achever ce tour d'horizon des peintres de Gide, je donne deux oeuvres plus tardives. Celle d'Edouard Mac Avoy tout d'abord, de 1949 :
Et celle-ci, posthume, du frère aîné du peintre Balthus, Pierre Klossowski, de 1954 :
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* Si le grain ne meurt, Folio, p.234
** Ibid. p.227
*** Ibid. p.166
**** Ibid p. 233
***** Ibid pp. 243-244
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