Dans les Entretiens avec Bergson de Jacques Chevalier (Plon, 1959), Gide n'apparaît qu'une fois, au détour d'une conversation sur Proust, mais de manière assez significative pour sinon mériter ce billet, du moins susciter quelques interrogations... Les rapprochements possibles entre Bergson et Gide sont connus, depuis la psychobiographie de Jean Delay jusqu'à André Gide romancier, de Pierre Lafille (Hachette 1954), en passant par Léon Pierre-Quint dans son étude de 1952 chez Stock et les nuances apportées par Régis Bastide dans son Anatomie (PUF, 1972) entre l'acte gratuit et la liberté bergsonienne.
Petite chronologie préalable attestée par le Journal de Gide : en juin 1908, Gide lit Bergson pendant « les heures à tuer » dans un wagon. Il note le 28 juillet 1908 : « Lecture de Bergson - que je n'ai pas poussée très loin (L'Évolution créatrice). Importance admirable de ce livre, par où peut s'échapper de nouveau la philosophie. »
La Petite Dame confirme dans ses Cahiers l'intérêt difficile : « On patauge dans Bergson » note-t-elle en août 1921.
En 1920, Gide et Bergson siègent avec Valéry, Barrès, Proust et d'autres dans le jury de la première bourse de littérature et poésie de la Fondation américaine pour la pensée et l'art français de Florence Blumenthal. Les rapports entre Bergson et Valéry (ne parlons pas « d'influence » du premier sur le second, niée par Valéry*) ont été assez nombreux et riches pour qu'un peu de cette estime passât dans les conversations entre Valéry et Gide. Par Thibaudet également, Gide en apprend davantage sur Bergson :
« Thibaudet sur le bergsonisme ; après avoir pris grand intérêt à la préface (intérêt d'autant plus vif que je ne connais à peu près rien de Bergson), je perds contact. Ce qui me déplaît dans la doctrine de Bergson, c'est tout ce que je pense déjà sans qu'il le dise, et tout ce qu'elle a de flatteur, de caressant même, pour l'esprit. Plus tard on croira découvrir partout son influence sur notre époque, simplement parce que lui-même est de son époque et qu'il cède sans cesse au mouvement. D'où son importance représentative. » (entrée du Journal du 1er mars 1924)
Voilà bien une critique gidienne... Comme avec Nietzsche, Gide ne trouve pas « des idées » chez Bergson mais d'une certaine manière s'y retrouve lui-même. Il est « bergsonien sans le savoir » comme il l'écrit dans le Voyage au Congo. C'est en cela qu'il est « gênant » comme il le dira aussi, mais sur un autre mode, de Freud. Gide insiste, mais... « Je tâche de pousser jusqu'au bout la lecture des Données immédiates ; j'ai bien du mal... » (entrée du Journal du 18 juillet 1927).
Gêne chez Gide, et « incompréhension » d'une nature bien différente chez Bergson si l'on en croit ce que note Jacques Chevalier au sortir d'un de ses Entretiens avec Bergson le 28 octobre 1929 :
« Proust, qui était apparenté à la famille de ma femme, fut en effet garçon d'honneur à mon mariage. Mais je le voyais très rarement, car il ne sortait que la nuit. Pourtant, un jour, comme je lui avais dit que le bruit m'empêchait de dormir, il m'apporta, en plein jour, deux petites boîtes précieuses, me dit-il, pour arrêter le bruit, et dont il faisait usage : des boules Quies, je crois. Mais cette manière de se fermer à tous les bruits extérieurs ne me plaisait pas, et je ne fis pas usage de ses petites boîtes... Proust, au surplus, me posait un problème plus incompréhensible encore que Gide... »
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* Valéry exagère lorsqu'il confie n'avoir eu connaissance de la pensée de Bergson que par « ouï-dire » (Cahier XXIV) et pour « espacés » (Ibid.) qu'aient été leurs rapports, ils sont assez nombreux à partir de 1924 - Cahiers et correspondance le montrent bien. Valéry avouait par ailleurs n'avoir trouvé que trois « Hommes » à son entrée à l'Académie : Foch, Bergson et Picard. Son discours prononcé à la mort de Bergson en 1941 confirme d'ailleurs cette admiration.
4 commentaires:
Intéressant!!!!
une incompréhension mutuelle bien retranscrite dans le dessin
Karine
Ce qui est marrant, c'est que dans le Journal des Faux Monnayeurs, Gide s'enthousiasme pour une citation de Thibaudet, rapportée par Martin du Gard (tout à la fin, p. 97-98 de l'édition 2017 de Gallimard l'Imaginaire), au sujet des personnages, au point de vouloir les épingler en tête du roman.
"Le romancier authentique crée ses personnages avec les directions infinies de sa vie possible (...) Le génie du roman fait vivre le possible ; il ne fait pas revivre le réel"
Or ces phrases sont vraiment le décalque de phrases de Bergson, dans Le rire (127-129 en Puf Quadrige) et L'évolution créatrice (100-101, même édition)
"Chacun de nous, en jetant un coup d’œil rétrospectif sur son histoire, constatera que sa personnalité d'enfant, quoique indivisible, réunissait en elle des personnes diverses qui pouvaient rester fondues ensemble parce qu'elles étaient à l'état naissant (...) Mais les personnalités qui s'entrepénètrent deviennent incompatibles en grandissant, et, comme chacun de nous ne vit qu'une seule vie, force lui est de faire un choix. (...) La route que nous parcourons dans le temps est jonchée des débris de tout ce que nous commencions d'être, de tout ce que nous aurions pu devenir" (Evolution Créatrice : la suite du texte fait un parallèle entre "la nature" et "l'auteur" (de romans), qui l'un et l'autre peuvent réaliser à travers leurs créations plus d'une vie...)
"peut-être faudrait-il distinguer ici entre la personnalité qu’on a et celles qu’on aurait pu avoir. (...) Revenir sur ses pas, suivre jusqu’au bout les directions entrevues, en cela paraît consister précisément l’imagination poétique. (...) Si les personnages que crée le poète nous donnent l’impression de la vie, c’est qu’ils sont le poète lui-même, le poète multiplié, le poète s’approfondissant lui-même dans un effort d’observation intérieure si puissant qu’il saisit le virtuel dans le réel et reprend, pour en faire une œuvre complète, ce que la nature laissa en lui à l’état d’ébauche ou de simple projet." (Le rire)
Les personnages d'un romancier sont faits de "rebuts" de lui-même, écrit Gide, (JFM, 86), terme qui fait écho à "débris" ou aux plus amènes "ébauche" et "projet"
(Le couple "possible/réel" rappelle également Aristote (Poétique, ch. 9), même si la notion de "possible" n'a pas le même sens chez lui, "[L]e rôle du poète est de dire non pas ce qui a lieu réellement, mais ce qui pourrait avoir lieu dans l'ordre du vraisemblable ou du nécessaire. Car la différence entre l'historien et le poète (...) est que l'un dit ce qui a eu lieu, l'autre ce qui pourrait avoir lieu").
Toutefois il me semble qu'il y a plusieurs différences entre Gide et Bergson sur ce point :
- Gide note qu'on ne comprend chez autrui que ce qu'on a éprouvé (JFM, 61). Mais il paraît conférer en même temps une réelle altérité à ses personnages, et dit ne s'intéresser qu'à ce qui diffère de lui (JFM, 76-77). Bergson est plus radical : "les âmes ne sont pas pénétrables les unes aux autres", et même "nous ne croyons pas que l'observation des autres hommes soit nécessaire au poète tragique".
- l'idée de virtualités germinatives originelles, qui sont liées chez Bergson à une critique de la thèse biologique de l'hérédité de l'acquis, ramène finalement le travail artistique au statut de prolongement de la nature, comme chez Aristote, et presque de production indirecte de la nature, comme chez Kant. Gide est clairement moins métaphysicien. Ce qu'on trouve chez lui, c'est plutôt une mythologie de l'autonomie des personnages.
Merci pour ces remarques et extraits qui ouvrent de nouvelles pistes d'investigation.
Le détour par Thibaudet, élève de Bergson, n'a en effet rien d'étonnant...
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