vendredi 14 mai 2010

Sous des bouquets d'enfants

Funérailles d'André Gide à Cuverville
(photographie parue dans Paris Normandie le 23 février 51)


Un morceau d'anthologie, ce compte-rendu des obsèques de Gide paru dans Paris-Normandie - édition du Havre - n° 1995 du 23 février 1951, sous la plume de Jehan Le Povremoyne. Un texte formidable, comme on n'en fait plus. Qui prête à sourire, parfois.

On cherchera ainsi en vain "L'Imposteur" dans la bibliographie de Gide. Vaine aussi sera la recherche des voix qui s'élevèrent contre la présence du pasteur et de ses "invocations" : celle timide de Catherine, celle plus outragée de Roger Martin du Gard qui s'en prend violemment à Dominique Drouin, celle de Jean Schlumberger...

"Un enterrement de châtelain", résumera Léautaud qui assistait à la cérémonie avec les Gallimard, Jean Delay, Maïène Copeau, Heyd, Mme de Lestrange...

On s'amusera du "Vanneau" qualifié d'appartement "de célibataire" (les guillemets sont les bienvenus) et de l'opposition joliment trouvée entre les couronnes "tressées à Paris des plus belles corolles" et les bouquets de fleurs des bois des enfants du village. Qui deviennent par un raccourci final et freudien "des bouquets d'enfants" sous lesquels Gide repose à Cuverville-en-Caux (Seine-Inf.).

C'est surtout l'insistance poétique à chanter la terre cauchoise qui frappe au point de se demander si le journaliste n'était pas payé au mot... Ce journaliste au pseudonyme imagé, Jehan Le Povremoyne, s'appelle en réalité Eugène Coquin, ce qui n'est pas mal non plus. Né au Havre en 1903, journaliste à Havre Eclair puis à Paris-Normandie jusqu'à sa retraite en 1968, Eugène Coquin est aussi l'auteur sous son pseudonyme de plusieurs livres à la gloire du Pays de Caux.

Maire de Robertot de la Libération jusqu'en 1970, il se donne la mort cette année-là, au Tréport. En hommage, un collège de Saint-Valéry-en-Caux porte son nom. "Ce sont mes grands-parents qui m'ont appris ce que je sais de mon bien aimé Pays de Caux, des choses qu'on n'apprend pas dans les livres", a écrit Jehan Le Povremoyne. Si l'on vient un jour à publier de nouveau ses œuvres, il ne faudrait pas omettre le texte que le chantre cauchois écrivit en février 1951 :


André Gide a eu les humbles obsèques des hommes de la terre.

Sur sa tombe chaque écolier jeta un bouquet fait de fleurs des bois.

Par Jehan Le Povremoyne.

Jeudi 22 février 1951. Les mémorialistes noteront à cette date : Obsèques, à Cuverville-en-Caux (Seine-Inf.) d'André Gide, écrivain, docteur ès-lettres de l'Université d'Oxford, Prix Nobel de Littérature, auteur des « Nourritures Terrestres », de « L'Immoraliste », de « L'Imposteur », de « Si le grain ne meurt », de « La Porte Etroite », de « La Symphonie Pastorale », etc..., etc...

Et plus d'un, disions-nous hier, viendra se recueillir sur sa tombe.

...Sa tombe, dans cette fin d'après-midi d'hiver, s'est refermée sur son simple cercueil de chêne verni, bardé de quatre ferrures noires. Sur le couvercle aux clous cruciés, une plaque d'argent où, d'une belle anglaise, le graveur a transcrit :

André Gide

(1869-1951)

Les six fossoyeurs en pardessus (il faisait froid) qui descendaient la bière au fond de la fosse avec les cordeaux de chanvre, s'y sont repris à deux fois.

- Par les pieds d'abord, a dit celui qui commandait la manœuvre.

- Faut le remonter, a dit un autre...


Funérailles d'André Gide à Cuverville
(photographie parue dans Paris Normandie le 23 février 51)


La glaise dans cette ruée de pluie et de neige fondue, malgré les planches qui « étanchonnaient » le trou, menaçaient de crouler et les bois gênaient la dépose. Nous étions là une vingtaine de vivants à regarder. Les yeux embués - la peine était vive - on se sentaient les témoins d'une minute d'Histoire. Obsèques nationales, Panthéon, tribune d'honneur, discours, André Gide est parti sans cet orgueil et ces fastes. Il a eu l'enterrement paysan que, peut-être, il avait rêvé, qui sait ?

« D'autres en auraient pu faire, mais l'histoire que je raconte ici, j'ai mis toute ma force à la vivre... »

Ainsi débute le Chapitre 1er de « La Porte Etroite » qui est, d'André Gide, son mémorial de Cuverville-en-Caux.

Pourquoi chercher à n'être point aussi simple comme lui ?

A 10h, le fourgon mortuaire quittait Paris, la rue Vanneau [sic] où il est mort dans son petit appartement de « célibataire », parmi les livres et les objets d'art qu'il aimait.

Six ou sept membres de sa famille accompagnaient le cercueil, fleuri de gerbes et de couronnes - Comédie Française, Société des Auteurs et Compositeurs, Gens de Lettres, amis, proches parents.

Les violettes endeuillées, les œillets pourpres, les lilas blans [sic], les tulipes mauves enserraient le drap noir lamé d'argent.

Quatre heures durant, par la vallée de Seine, Rouen, Yvetot, Goderville, Criquetot, André Gide en son linceul - André Gide anonyme sur la route - a suivi le chemin qui le ramenait au pays de l'adolescence et de l'amour du cœur.

La grand-porte du château - de la maison, disait-il - la grand-porte de la maison, au perron de trois marches, s'est ouverte.

Jamais, peut-être, autour de la pelouse où les perce-neige et les crocus ont fleuri dans l'herbe mouillée, sous le dais prodigieux du cèdre trois fois séculaire, autant de personnes ne s'étaient et tenues ainsi, roides et tristes...

Seul jetait une touche hardie le drapeau tricolore des Anciens Combattants, porté par un mutilé, entouré des conseillers de la commune.

Le cercueil, tiré du fourgon, les fleurs portées dans des bras inhabitués, franchit la porte.

Le hall le vit passer sous les yeux d'un joli portrait de jeune fille, puis un salon plus sombre, puis, entre deux hautes fenêtres tendues de rideaux blancs aux fleurs brodées, cet autre salon - fin XVIIIe aux Savonneries discrètes - entre une console Empire et la cheminée de marbre...

Aux deux rangs des fauteuils, les familiers prirent place, sans s'asseoir. Trois ou quatre rangs noirs s'encastrèrent derrière eux et l'on ne vit plus que ce brancard de bois qui supportait la bière et les couronnes dont une, plus grande que toutes, barrée de violet, où brillait d'or une ligne indéchiffrable, pour mieux garder, sans doute, son secret...

Dans la pénombre se dessina la silhouette du Pasteur venu du Havre - pourquoi ai-je songé au pasteur Vautier de la Porte Etroite, du Havre lui aussi ? La voix grave qui déjà priait imposa le silence.

- L'herbe meurt et les fleurs avec elle. Notre Père, qui êtes aux cieux...

Les versets de l'Ecriture se succédaient emmenant les âmes au-delà des murs...

- S'il vous plaît...

Le maître de cérémonie, la liturgie achevée, priait que l'on sortît.

Deux hommes s'avancèrent, indécis, embarrassés.

C'étaient deux des fermiers d'André Gide, désignés avec le fidèle Gilbert, le chauffeur, pour porter le mort.

- Passe la bretelle, dit le premier à son camarade.

Et comme son chapeau le gênait, le second le déposa sans plus de manière sur le cercueil.

Une tulipe gisait au pied du brancard... Je l'ai regardée longtemps comme si la main invisible et présente avait dit adieu à la maison.

Car c'était bien l'adieu.

Par le petit chemin qui traverse la ferme et coule sous la hêtraie, par la route de cailloux, de boue et d'herbe, descendant et montant, tournant rude au coin de la haie d'une chaumière et qui pique par la plaine - une charrue de-ci, une herse de-là - le cortège s'en fut, cahin-caha, lent et long, vers le village.

Près d'un kilomètre dans les terres, près d'un kilomètre dans les horizons qu'il connaissait et contre ce fossé de ferme qui mène à l'église.

Point de glas... Point de psalmodies... Le vent... Le vent seul et la boue dans les ornières et le petit sentier de l'abside.

Dans l'angle de la haie, sous la branche du pommier qui, de la cour du presbytère s'allonge vers les tombes, la centaine d'assistants entourent maintenant d'un bloc la fosse où le cercueil, posé sur deux madriers, attend l'ultime au revoir...

Le pasteur, sous le drapeau, la famille, les intimes, le Conseil Municipal, les amis, et quasi tout le village.

Ici et là, derrière les croix ou sur les fossés, les photographes et les cinéastes...

A nouveau, dans le recueillement des âmes, la prière tremble qui demande qui demande la paix et commande l'espérance.

Le ciel blanc et bleu de l'hiver cauchois, les pommiers dépouillés, les haies rouillées, les ifs et les sapins du cimetière, le clocher d'ardoises luisantes et les chaumes entrevus sous les hêtres, passent dans la symphonie que, tout bas, tout bas, ce terroir chante à celui qui s'en était évadé pour de lointains voyages, mais ne pouvait l'oublier !

Une voix entrecoupée de larmes, dès après la dernière invocation du pasteur, ne put se contenir.

C'était l'un des neveux d'André Gide, M. Dominique Drouin qui, près de la tombe de son oncle, simplement, du fond de son cœur, au nom de toute la famille et des amis, ceux qui étaient venus.

- Son cœur était là !

Et la voix égrenait les noms des gens du village, les fermiers, les locataires, les conseillers, les amis du pays fidèle...

Alors, un à un, les enfants de l'école se détachèrent de la foule et sur le cercueil, entre les grandes couronnes tressées à Paris des plus belles corolles, ils déposèrent, se courbant comme on saluait jadis, d'humbles tout petits bouquets de primevères, de violettes des bois et de perce-neige serrées dans quatre brins de mousse, de feuilles de lierre et de branchettes vives.

Oui, c'est ainsi qu'André Gide, en son village de Cuverville-en-Caux, Seine-Inférieure, est descendu en terre sous des bouquets d'enfants...

Jehan Le Povremoyne (1903-1970),
de son vrai nom Eugène Coquin,

journaliste, maire de Robertot
et chantre du pays cauchois

4 commentaires:

Lucien Jude a dit…

Très amusante trouvaille ! Et la conclusion sur les "bouquets d'enfants" est particulièrement savoureuse…

Fabrice a dit…

Mieux qu'à l'ombre des jeunes filles en fleurs, indéniablement.

Encore merci pour votre fidélité.

Anonyme a dit…

Un peu au hasard d'une randonnée en pays de Caux je suis passé par là et me suis recueilli sur cette sépulture si nue.

Unknown a dit…

Il écrivit également l'éloge funèbre d'un célèbre résistant du réseau Alliance décédé et enterré à Saint Ouen sous Bailly. Il était un farouche défenseur de la paysannerie cauchoise.