mercredi 4 mai 2011

Gide et l'esthétique de la personnalité (3/3)

[Le blog e-gide prend un peu de vacances... pendant lesquelles je vous invite à redécouvrir chaque jour des pages de la Revue d'Histoire littéraire de la France de mars-avril 1970, consacrée à Gide. Aujourd'hui la troisième et dernière partie de l'esthétique de la personnalité chez Gide par Jean Hytier.]




ANDRÉ GIDE ET L'ESTHÉTIQUE DE LA PERSONNALITÉ par Jean Hytier



On verra Malraux, précisément, et Gide manifester pour les mêmes causes dans la période qui a précédé la seconde guerre mondiale. En 1950, Yvonne Davet rassemblera les interventions de Gide sous le titre sartrien de Littérature engagée. Cette entrée de Gide sur un théâtre dont il s'était tenu écarté ajoute à sa personnalité un trait dont son image restera marquée à jamais. Elle doit faire penser à d'illustres précédents : Voltaire, Hugo, Zola, France. Assez peu instruit des questions pour lesquelles il allait se passionner pendant dix ans, Gide, avec un esprit comme le sien, devait nécessairement connaître bien des perplexités. Dès le début de l'embardée communiste, beaucoup prévoyaient sa retraite.

L'individualisme de sa jeunesse ne favorisait pas l'engagement politique. Sa façon d'envisager les choses l'en empêchait : « Question sociale ? Certes. Mais la question morale est antécédente » (74). Et plus tard encore : « il sied de s'en prendre moins aux institutions qu'à l'homme [...] c'est lui d'abord et surtout qu'il importe de réformer » (75). L'homme, individuellement, lui paraissait plus intéressant que les hommes, en masse : «Chacun est plus précieux que tous » (76). Il écrivait, sans s'en excepter : « Je hais la foule ; elle ne respecte rien ... » (77). Et l'homme lui semblait devoir être sacrifié à ce qui le dépasse : « Je n'aime pas les hommes ; j'aime ce qui les dévore », dit son Prométhée. Bien plus tard, en 1918, il avouera : « les questions politiques ne m'intéressent pas beaucoup » ; il ne voit pas qu'aucun régime soit « par lui-même préférable » et la royauté ou le despotisme est envisagé par lui comme acceptable pour tel peuple dépourvu du sentiment de la chose publique (78). Quant aux œuvres qui s'inspireront du messianisme social, il ne cache pas son pessimisme : « Les théories humanitaires nous préparent, je le crains, une littérature déplorable » (79).

Ce n'est pas qu'il eût été indifférent à la justice. Loin de là. En 1931, il remarquera qu'il ne se sent pas « plus humain [...] que du temps où l'on ne pouvait trouver trace de ces préoccupations dans [son] œuvre » (80). Seulement, il le note en 1932, ces questions l'occupent maintenant « presque exclusivement [...] Oui, vraiment, je ne pense à peu près rien d'autre ». Pour ne pas être complice du « système social », il se sent le devoir de parler (81). Il est même prêt à immoler sur l'autel du progrès les œuvres de littérature pure qu'il pourrait, croit-il, écrire encore. « Il n'y a valable sacrifice que du meilleur », écrit-il à Ramon Fernandez, et au cours d'un débat à l'Union pour la vérité, il dira que c'est volontiers qu'il a « fait le sacrifice du romancier » (82). On doit donc faire entrer dans le portrait que Gide trace de lui-même cet épanouissement de la responsabilité. Ce message nouveau n'était certes pas incompatible dans l'esprit de Gide, ni dans son cœur, avec ses aspirations de jeunesse, mais il se présentait fort différemment. On allait le constater, le déplorer, jusque dans ses dernières contributions aux genres les plus littéraires où l'artiste qu'avait été Gide prêta le flanc au reproche que lui-même avait adressé jadis aux auteurs de pièces et de romans à thèse. La stabilité de l'équilibre entre art et morale, problème crucial, que Gide avait toujours résolu, était parfois précaire dans Les Faux-Monnayeurs ; il fait défaut bien plus gravement dans la suite formée par L'École des Femmes, Robert, Geneviève, comme dans sa pseudo-comédie de caractère L'Intérêt général.
Gide était trop lucide pour ne pas s'apercevoir de ce déclin. Il en convint avec bonne foi, et ne s'en masqua pas la cause — qui ne pouvait que s'aggraver (on peut faire exception pour son Œdipe, œuvre polémique où il utilise la forme du drame comme Voltaire celle du conte, et pour son Thésée, testament dont la drôlerie cultivée n'a pourtant pas la prime saveur du saugrenu de Paludes). « Si les questions sociales occupent aujourd'hui ma pensée, c'est aussi que le démon créateur s'en retire». Gide ne craint pas de constater en lui « une indéniable diminution». Ceci est noté en 1932 (83). Dix-huit mois plus tôt, il avait eu un moment de doute sur cette déperdition, et l'on comprend bien pourquoi : c'est qu'ayant toujours mis beaucoup de ses sentiments profonds dans son œuvre, il ne voyait pas pourquoi il aurait dû en éliminer certains, les plus généreux. Il avait exclu les questions sociales, «estimant qu'elles n'ont rien à voir avec l'art. Je n'en suis plus si convaincu [...] celui-ci [....] devient forcément artifice si ce qui tient le plus au cœur de l'artiste en est banni » (84). Le problème était mal posé. Ce n'était pas le quoi dire qui importait, mais le comment dire. Avec le temps, Gide a perdu ce pouvoir qu'il avait eu éminemment de faire œuvre d'art avec des questions de morale. L'esthétique alors se subordonnait l'éthique. L'écrivain était aidé non seulement par son sens aigu de la hiérarchie classique, mais par la contrainte où se trouvait soumis son élan intérieur. Eût-il joui de la licence encouragée d'aujourd'hui, il n'eût rien fait qui vaille. La banale clarté de son message aurait empêché celui-ci d'être même remarqué. Manifester pour instruire, mais en restant artiste, cet équilibre a donné les chefs-d'œuvre gidiens jusqu'en 1927. C'est beaucoup. Les points de rupture apparurent dès qu'au lieu de laisser l'œuvre dégager son parfum, Gide l'a voulue démonstrative, soit en prêchant pour une meilleure justice criminelle, soit en revendiquant en faveur des noirs, soit en prenant parti au nom d'un christianisme évangélique et athée qu'il aurait voulu confondre avec le marxisme en action, soit même en se désengageant pour des motifs de probité hautement désintéressés. Mais on ne rendrait pas justice à la perspicacité de Gide, si on ne relevait qu'il ne lui est nullement échappé qu'il s'était mis en contradiction avec la doctrine esthétique élaborée très tôt avec une lucidité exemplaire. Dès 1932, il note : « Le temps est venu où, considérant le peu qui me reste à vivre, je me suis dit : plus un moment à perdre [...] et dès lors, je n'ai plus rien fait qui vaille » (85). Dans sa jeunesse, il savait qu'il ne fallait pas se presser, que l'œuvre se faisait d'elle-même ; il avait compris le précepte de M. Teste : « maturare ». Maintenant, il se sait dans l'impasse : « Que l'art et la littérature n'aient que faire des questions sociales, et ne puissent, s'ils s'y aventurent, que se fourvoyer, j'en demeure à peu près convaincu » (86). Quinze ans plus tard, songeant aux compagnons de sa génération, Valéry, Proust, Suarès, Claudel, il se rappelle « le grand mépris où nous étions de l'actualité » et le credo mallarméen : « l'art opère dans l'éternel et s'avilit en cherchant à servir, fût-ce les plus nobles causes ». Quant au reproche « de n'avoir jamais su s'engager », il le juge, de façon typiquement gidienne, à la fois « absurde » et « justifié », tout en s'accordant un satisfecit que nous trouvons plus que mérité et en plaçant dans une perspective exacte son effort de contribution à de justes causes :
... lorsque besoin était de témoigner, je n'avais nullement craint de m'engager, et Sartre le reconnaissait avec une bonne foi parfaite. Mais les Souvenirs de Cour d'Assises, non plus que la campagne contre les Grandes Compagnies concessionnaires du Congo, ou que le Retour de l'U.R.S.S. n'ont presque rien à voir avec la littérature (87).
Ces œuvres presque sans rapport avec la littérature, comme cette littérature manquée par déséquilibre interne, font toutefois partie d'une activité qui, pour se limiter à une période tardive de la carrière de Gide, ne doit pas moins entrer en ligne de compte dans l'appréciation de la figure qu'il a voulu faire dans son époque. On peut être certain que son rôle de témoin en justice lui tenait à coeur. Peu artistiques, sauf parfois par le style, au détour d'une prose inventée, ces écrits de circonstance ne sont pas infidèles aux exigences morales qui gouvernaient aussi son idéal d'art littéraire.

Telle est la théorie de l'esthétique de la personnalité en général qu'on peut dégager des réflexions de Gide. Il resterait à appliquer cette conception à Gide lui-même. Nul doute qu'il ait répondu aux conditions primordiales qu'il avait formulées d'originalité et d'humanité. Mais pour juger la personne en laquelle il voulait incarner son idéal, il faudrait en suivre l'expression dans son œuvre d'imagination, où si souvent il se transpose et s'oppose, dans son œuvre critique, où tout examen lui devient prétexte à s'affirmer, particulièrement quand il se dessine à travers les autres, dans ses polémiques, où il rectifie volontiers une image de lui qu'il juge déformée, dans ses lettres innombrables, parfois non envoyées, mais publiées ensuite, où il se situe par rapport à ses correspondants, dans son journal, si riche en aperçus sur lui-même, et qui, bien qu'irrégulièrement tenu et dans dés conditions variables d'humeur, permettrait à lui seul de dégager un auto-portrait inégalable.
Enfin, il resterait à considérer la manière dont ce portrait du peintre par lui-même a été exécuté, et ici se rejoindraient mille choses plus ou moins compatibles, les soucis d'art et de moralité de Gide, son indubitable effort de véracité et son penchant vers l'authenticité de la pure nature, son appétit d'indépendance mais également d'astreinte, sa faculté d'accueil et sa réserve de refus, l'ouverture d'une sympathie attentive et brève, ses élans, ses retenues, ses fuites, ses retours, les étranges devoirs qu'il se faisait, ses délicatesses et ses indiscrétions, son innocence et son cynisme, sa perspicacité et son inconscience, cet écart entre des postulations contraires et cette soumission aux impératifs d'un instinct secret dont les manifestations et les reflux pouvaient déconcerter, cette simplicité dans la complexité, surtout cette conciliation perpétuelle des tendances les plus opposées qui ne trouve probablement chez lui son explication que dans une dialectique du cœur.

JEAN HYTIER.


Notes :


74. II, p. 423.

75. XI, p. 135 (L'Avenir de l'Europe).

76. II, p. 423.

77. III, p. 198.

78. IX, p. 352 (Feuillets inédits). Voir aussi XI, p. 135.

79. III, p 214 (Lettres à Angèle).

80. 31 janvier. Pl. p. 1028.

81. 19 juillet, Pl, p. 1140.

82. Littérature engagée, p. 36 et 67.

83. 19 juillet, Pl, p. 1139.

84. 31 janvier, Pl, p. 1028.

85. 28 août.

86. 29 décembre 1932, Pl, p. 1149.

87. 19 janvier 1948.

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