lundi 31 octobre 2011

Gide et le cinéma, par Marc Allégret


Dix ans après la mort de Gide, le supplément littéraire de La Gazette de Lausanne des 18 et 19 février 1961 faisait paraître un numéro spécial sur le thème « André Gide est-il actuel ? ». Jean Bloch-Michel signait un de ses Moments littéraires intitulé « Gide aujourd'hui », tandis que Jean Nicollier se souvenait du « Loir de Neuchâtel » et que Georges Borgeaud, François Nourrissier, Philippe Sollers et Yves Vélan dressaient le bilan de l'influence gidienne sur leur œuvre et la littérature en général. Mais à la Une, Marc Allégret répondait que « Gide n'aurait pas désapprouvé la nouvelle vague » dans une interview donnée à Jean-Robert Masson.


"MARC ALLÉGRET :
Gide n'aurait pas désapprouvé la « nouvelle vague »

EPINGLÉ au mur, un chapeau à larges bords descendant bas sur le front, André Gide nous regarde, par delà le carnet où une main attentive venait d'inscrire les nuances d'une journée congolaise, de dire sa « tiédeur exquise » et ce « mystérieux silence traversé de chants d'oiseaux invisibles ». Il y a trente-cinq ans. Aujourd'hui, dans son appartement proche de l'Etoile, Marc Allégret évoque à son tour quelques souvenirs.

— Gide avait sur le cinéma des idées très précises. Pour lui, l'œuvre cinématographique devait être un art de la spontanéité, de la présence aux choses. Dans ce domaine, il rejetait sans hésitation le recours à l'artifice, fût-il génial. Si le jeu subtil des miroirs prenait souvent chez lui force de nécessite, c'était au théâtre seul, estimait-il, à en assumer les péripéties. Gide m'a souvent dit que les mondes du cinéma et du théâtre n'avaient pratiquement rien en commun, ce qui ne lui interdisait pas de regarder d'un œil intéressé, voire amusé les tentatives d'adaptation de ses œuvres théâtrales. Nous avions discuté assez en détail d'une éventuelle transposition à l'écran des Caves ; Gide tenait beaucoup à ce que la caméra, par son extrême mobilité, brisât le cadre proprement théâtral pour restituer l'œuvre dans son son exacte vérité. Il redoutait surtout l'abus qu'un metteur en scène aurait pu faire du répertoire des « expressions consacrées ». Le naturel était pour lui la première des vertus cinématographiques.

— Gide n'a-t-il pas noté dans Retour du Tchad, à propos du film documentaire que vous tourniez pendant votre voyage en Afrique : « Somme toute, il me parait que ce qu'il y aura de mieux dans ces vues prises sera plutôt obtenu par un heureux hasard ; des gestes, des attitudes sur lesquelles précisément l'on ne comptait pas. Ce dont on convenait par avance restera, je le crains, un peu figé, retenu, factice » ? N'est-ce pas aujourd'hui la préoccupation de nombreux cinéastes ?

— Gide voulait en effet que le cinéma reflète le plus fidèlement possible le vécu, dans son immédiateté et son authenticité. Sans négliger la complexité des problèmes que pose toute mise en scène de cinéma (surtout lorsqu'il s'agit de l'adaptation d'une œuvre littéraire), il estimait qu'un film devrait tout sacrifier à la vraie simplicité. Pour lui, un film réussi « respirait » comme respire et vit la pensée elle-même, avec ce que cela comporte d'irrationnel, d'inattendu, de paradoxal. Pour y parvenir, le film s'autoriserait les mêmes libertés que la pensée vis-à-vis du récit des événements : changements de rythme, rapidité des analyses, usage fréquent de l'ellipse. D'où l'horreur qu'avait Gide des transitions laborieuses et factices, des éclairages préfabriqués, du fondu-enchaîné et de toutes les ficelles du métier qu'on utilisait volontiers avant-guerre. Il était persuadé que le cinéma ferait un grand pas en avant le jour où les progrès techniques permettraient d'utiliser des pellicules assez sensibles pour tourner entièrement un film à la lumière naturelle. Vous le voyez, Gide fut un peu, sur le plan des principes, le précurseur des metteurs en scène de la « nouvelle vague».

— N'a-t-il jamais approché de plus près le cinéma ?

— Outre cette adaptation des Caves dont nous avions discuté, Gide m'aida pour le scénario de Sans Famille. C'était en 1934 ou 1935 et nous nous étions installés à Castelnaudary pour mener à bien cette tâche. Il s'occupa également du découpage et des dialogues d'un autre film que j'avais entrepris, Sous les yeux d'Occident. L'intérêt qu'il portait à l'œuvre de Conrad et les longues conversations qu'il avait eues avec l'écrivain furent certainement à l'origine de cette collaboration. Ce fut d'ailleurs sur sa demande que je fis tourner dans le film Jacques Copeau. Copeau nous émerveilla : il campait un personnage étonnant, plein de truculence. A ses côtés, jouait un jeune acteur alors inconnu, Jean-Louis Barrault. Le film, hélas ! a disparu pendant la guerre. Gide, enfin, écrivit un scénario qu'il tira lui même d'un de ses œuvres, Isabelle, ce récit qui a pour cadre le romanesque château de Quartfourche. Je ne sais pas non plus ce qu'est devenu ce scénario*.

— Quels étaient les sentiments de Gide devant l'autobiographie filmée que vous aviez décidé de réaliser ?

— Il était entièrement d'accord sur le principe et prenait un visible intérêt à sa mise en forme. Il avait cependant posé au départ une condition stricte : que ce film ne fût projeté en public qu'après sa mort. Nous commençâmes les prises de vues au mois de décembre 1950. Quelques semaines plus tard... si nous avions pu mener ensemble le projet à bon terme, le film aurait bien entendu pris un autre visage. Jusqu'à ses derniers jours, Gide aimait discuter des séquences que nous avions décidé de filmer. Je n'oublierai jamais ces heures pendant lesquelles Gide, allongé sur son lit de malade, égrenait de sa voix lente et posée ses souvenirs sur Mallarmé, Mendès, Pierre Louÿs, le monde de la rue Blanche. Il imaginait ce que nous pourrions évoquer à leur propos, et comment l'évoquer, comment fixer par l'image un passé qu'il ne se résignait pas à voir disparaître.

— Il y avait chez Gide un amour du concret, une minutie dans l'observation des détails et l'appréciation des nuances, un sentiment aigu de la complexité des êtres et des choses, qui trouvaient dans son œuvre seule leur définitive valeur. L'essentiel était d'abord, pour lui, de montrer, non de prouver. Ne peut-on en conclure que beaucoup de cinéastes, aujourd'hui, sont des gidiens qui s'ignorent.

— Un cinéma gidien — je veux dire fidèle aux attitudes de pensée de Gide — pourrait paraître insolite, dix ans seulement après la mort de Gide : il ne cesserait pas d'être actuel. La rigueur intellectuelle, le refus des facilités, le dépassement de la morale, la pratique de l'humour corrosif, la remise en question de toutes choses, le sens de l'ambiguïté, le besoin de justice et la soif de découvrir les autres : de cet héritage que nous a laissé Gide, les cinéastes, eux non plus, n'ont pas à rougir."

Propos recueillis par Jean-Robert Masson, La Gazette de Lausanne du 18/02/1961

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* Voir : Le scénario d'Isabelle, André Gide, Pierre Herbart, ed. établie par C. D. E. Tolton, Lettres modernes Minard, 1996, Paris. Présentation du l'éditeur : "Depuis la mort de Gide en 1951, un certain scénario mystérieux sur lequel il travaillait entre 1946 et 1949 suscite la curiosité de tous ses lecteurs. Non divulguée jusqu'à ce jour, cette adaptation cinématographique du «récit» Isabelle (que Gide avait publié en 1911) est le fruit d'une collaboration de Gide avec Pierre Herbart, son ancien compagnon du voyage en U. R. S. S.. Pendant la genèse du scénario, Gide répète souvent dans sa correspondance que dans cette entreprise «tout est à inventer». Aujourd'hui, grâce à la publication du découpage définitif (mais jamais tourné), on peut enfin découvrir ce qu'il voulait dire. Car Gide conçut pour l'écran une nouvelle oeuvre où l'on voit s'élaborer au premier plan les personnages de la jeune Isabelle de Saint-Auréol et de son amant, Gaston de Gonfreville, qui n'étaient que des silhouettes dans le récit. Mais ce qui intéressera encore plus profondément le lecteur du scénario, c'est le talent inattendu dont fait preuve Gide dans la création de scènes spécifiquement cinématographiques dont quelques-unes ne souffriraient pas d'une comparaison avec des scènes de Renoir ou de Welles. En examinant deux manuscrits du scénario, C. D. E. Tolton identifie ce que Pierre Herbart a apporté en propre au texte et, dans son Introduction, il prend en considération les raisons pour lesquelles Gide et Herbart auraient entrepris cette adaptation à cette date ; il analyse aussi quelques-uns des changements qu'ont apportés ces scénaristes au récit original"

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Sur Gide et le cinéma (côté caméra, devant un scenario ou face à l'écran), on pourra se reporter chez :

- Daniel Durosay, Images et imaginaires dans le Voyage au Congo : un film et deux auteurs, BAAG n°80, octobre 1988, pp.9-30, ainsi que du même auteur la notice dans Anthologie du cinéma invisible. 100 scénarios pour 100 ans de cinéma, dir. Christian Janicot, Arte Editions-Editions J.M. Place, 1995, p.278.

- C.D.E. Tolton, Réflexions d’André Gide sur le cinéma, BAAG n°93, janvier 1992, pp.61-71, Gide au cinéma, BAAG n°107, juillet 1995, pp.377-409, et André Gide et le cinéma, in Cinémémoire, dir. Emmanuelle Toulet et Christian Belaygue, Cinémathèque française, 1993, pp.198-202.

- Dominique Noguez, Gide et le cinéma, Revue des Lettres Modernes, n°1033-1038, 1992, pp.151-187.

- Paul Renard, Quand André Gide et Julien Green vont au cinéma, Roman 20-50, n°15, mai 1993, pp.95-104, et André Gide et Julien Green, cinéphiles, Positif, n°595, septembre 2010, p.63.



vendredi 28 octobre 2011

Trois ventes aux enchères


Sotheby's organise une vente de livres et manuscrits mercredi 9 novembre à 14h30. Des livres et manuscrits les plus divers, du code civil aux lettres de Verlaine en passant par les brouillons des chansons de Serge Gainsbourg... Un temps fort de la vente sera le passage du lot 182 : l'exemplaire de Du côté de chez Swann avec envoi autographe de Proust à Bernard Grasset estimé entre 80 et 120000 euros. Est jointe une lettre de Gide à Grasset par laquelle il demande « quelques exemplaires sur hollande du livre de Marcel proust – et vous prier alors de me le réserver »(Paris, Villa Montmorency, 8 janvier 1914, 2 pages sur un feuillet double in-12).


A cette même vente passeront trois éditions originales des livres de Gide, chacune avec un envoi autographe intéressant :

Lot 108 : La porte étroite. Paris, Mercure de France, 1909.
Un des 300 ex. sur vergé d'Arches, reliure Joly fils.
Envoi autographe de l'auteur : « A Octave Mirbeau en cordial hommage André Gide »
(Estimation : 800-1200€)

Lot 109 : La Symphonie pastorale. Paris, NRF, 1919.
Ex. sur velin Lafuma de Voiron, non numéroté, reliure signée P.L. Martin
Envoi autographe de l'auteur : « A Monsieur Arnold Naville en affectueux souvenir André Gide » (Estimation : 2000-3000€)

Lot 152 : Prétextes . Paris, Mercure de France, 1903.
Envoi autographe de l'auteur : « A René Boylesve amical souvenir d'André Gide »
(Estimation : 500-700€)



Exposition les 4, 5, 7 et 8 novembre de 10h à 18h. Voir le catalogue et les détails de la vente sur le site de Sotheby's.
 




Jeudi 10 novembre à 14h à la salle 2 de Drouot se tient une vente de photographies par Néret-Minet & Tessier (suivie à 16h par une vente de livres anciens et modernes. Le lot numéro 143 présente un portrait d'André Gide par Berenice Abbott réalisé circa 1928. Tirage au platine sur papier fin réalisé sous le contrôle de l'auteur, c. 1970. Timbre sec du monogramme sur le papier, image 12 x 9 cm. Estimation : 400-600 €. Voir le catalogue.


A Drouot toujours et enfin, signalons la vente de la bibliothèque d'Hubert Juin, environ 12000 volumes vendus par lots pour de nombreux auteurs dont Gide (lot n°106 de 11 volumes et lot n°107 de 11 Cahiers André Gide). Exposition les 2 et 3 novembre, salle 16 à Drouot-Richelieu, vente jeudi 3 novembre à 14h. Voir le catalogue.

mardi 25 octobre 2011

Quand Mac Avoy peignait Gide


Le journal Sud-Ouest nous apprenait hier que, vingt ans après la mort du peintre Mac-Avoy, ses héritiers vendent une partie des œuvres en leur possession, peintures et dessins, afin de « soutenir sa cote ». Des œuvres qu'on peut voir et acheter via le site mac-avoy.com.


Dessin préparatoire au portrait d'André Gide, 
Mac Avoy, 1949 (source)



« C'est avec le portrait de William Somerset Maugham que j'ai pris conscience 
que le portrait est une somme, et qu'il ne peut guère exister avant l'age de 70 ans, 
c'est à dire avant que tous les signes soient inscrits sur le visage. 
C'est avec le Gide que j'ai pris conscience de ce réseau - géographie de rides, 
de larmes, d'extase, de désespoirs, - qu'il faut apprendre à lire 
et à décanter, comme à l'école, les fleuves, les rivières et les lacs. »
G. E. Mac Avoy


Edouard Mac Avoy naît en 1905 à Bordeaux dans une famille aux origines irlandaises et catholiques par son père et cévenoles et huguenotes par sa mère (en miroir la famille telle que Gide rêvait la sienne). Il est envoyé en Suisse pour ses études. Ses deux passions sont déjà le théâtre et la peinture. A 18 ans il entre dans l'atelier de Paul-Albert Laurens (ami d'enfance de Gide) à l'Académie Julian. Chez les Valloton, il rencontre Bonnard et Vuillard qui encouragent et suivent ses travaux. Il n'a que 19 ans lorsque l'Etat fait l'acquisition pour le Musée du Luxembourg d'une nature morte présentée au Salon d'automne.

Dès les années trente il se consacre beaucoup au portrait ; Edouard Herriot allant jusqu'à le comparer à Philippe de Champaigne. Mais c'est après la seconde guerre mondiale qu'il entame la série de toile débutée avec le portrait de Maugham et qui se prolonge jusqu'au portrait de Gide. Composition resserrée autour du sujet, fond, lignes et couleurs concentrés eux aussi dans une mise en scène en équilibre instable. En même temps naissent des portraits à la théâtralité plus baroque, jusqu'au retour aux couleurs vives et au symbolisme foisonnant des années 70.

 Portrait de Gide, Mac Avoy, 1948


On a des dessins et des esquisses peintes pour un portrait de Gide datés de 1948. Mais c'est en 1949 que Gide pose pour Mac Avoy. Un Gide en villégiature depuis le mois d'avril sur la Côte d'Azur auprès des Bussy et de Martin du Gard. Il a été victime d'une attaque en février et, à peine arrivé en pleine forme, donne à nouveau d'inquiétants signes de faiblesse. Nouvelle attaque ; il séjourne dans une clinique de Nice. Au moins de juin, Mac-Avoy découvre un Gide « chancelant » et note dans son journal :

« Cannes, 29 Juin 1949
Gide me convie à déjeuner demain, à la Colombe d'or à midi...
Sur la terrasse aux Colombes déserte, je l'aperçois. Cet homme chancelant un peu, d'incertitude plus que de vieillesse, et qui n'est ni hors, ni dans la maison, indécis sur le seuil, c'est André Gide.
Il porte une très étonnant vieux chapeau pointu couleur de mastic, une épaisse chemise rouge, d'un rouge grave, et un veston jeté sur les épaules, manches ballantes, qui glissent sans cesse et que Gide, tant bien que mal, sans cesse rétablit. Il erre, en marge. La gêne qu'il crée, n'est autre que la gêne qu'il éprouve. Le regard a comme un envers et un endroit : terne, voilé, tourné vers l'intérieur; sombre quand il scrute et appuie. Les épaules tombent. Le geste est retenu.
On pense à un violoniste qui joue un peu court et n'utilise jamais la longueur de l'archet.
Cette retenue n'est pas celle de la timidité mais la réticence du scrupule. »

Dessins d'André Gide, Mac Avoy (source)


Mac-Avoy prend des dessins préparatoires, avec le chapeau pointu, ou cet étonnant nu de Gide. Les séances de pose débutent en août dans la villa de Juan-les-Pins où Gide se repose. Mais son intérêt pour son portrait n'a pas faibli. C'est loin d'être la première fois qu'il pose et l'on sait combien il est chaque fois soucieux de son image, de l'image qu'il va laisser. Mac Avoy veut voir « le scrupuleux désir de laisser de lui une image exactement conforme à la vérité » dans les remarques souvent intrusives de Gide dans son travail. 



 Version alternative au Portrait d'André Gide
Mac Avoy, 1949 (source)


« Août 1949
« Je suis tout obédience » me dit Gide, lors de la première séance de pose.
« Mais si je peux émettre un souhait, je vous demanderai, cher Mac Avoy, je vous demanderai de manière pressante, de faire en sorte que je demeure irrésolu. C'est ce que j'ai d'indécis, qui est le meilleur de moi même... »
Les séances ont lieu à Juan les Pins où Gide habite une villa louée d'une laideur extraordinaire.
A Tourette-sur-Loup, où je remonte vers 17h il n'est pas rare que la demoiselle des Postes me hèle:
« Un message de Monsieur Gide ». J'ai conservé l'un d'eux : « André Gide fait dire à son portraitiste que la diagonale du bras droit, si nécessaire à l'expression d'une fatigue qu'hélas il ne peut plus dissimuler, est dans l'état actuel du projet, prolongé par l'oblique du dossier de la chaise. Cela ne rend-il pas cette diagonale ostentatoire ? et ne convient-il pas de briser ces deux directions ?... »
De tout autre que Gide eussé-je accepté une aussi directe intrusion dans mon travail ? De même, quand Gide me disait « cette ride, cher ami, que vous voyez ici dévaler de ma narine, dut apparaître sur mon visage aux environs de 1904. Celle-ci, plus tardive, date de 1909 ou 1910. Peut-être ce renseignement vous incitera-t-il à donner une prééminence légère de l'une sur l'autre. »
Cette minutie dans l'intérêt porté à sa propre personne, faut-il l'interpréter comme un complaisant égocentrisme ?
J'y vois plutôt le scrupuleux désir de laisser de lui une image exactement conforme à la vérité.
Aussi Gide m'a t-il gratifié du plus grand témoignage de satisfaction, quand, devant la version définitive de son portrait – après 4 autres qui témoignent de mon angoisse – il m'a dit : « Je l'habite, je le remplis entièrement. » »


Portrait d'André Gide (version définitive, Musée Georges Pompidou)
Mac Avoy, 1949 (source)




Gide sur son lit de mort, Mac Avoy, 1951

lundi 24 octobre 2011

André Gide et l'Iran

En août dernier une traduction du Prométhée mal enchaîné a paru en Iran, rejoignant la vingtaine d’œuvres d'André Gide déjà disponibles en persan. L'occasion de jeter rapidement ici quelques notes sur les rapports de Gide avec la littérature persane, qui faisait justement l'objet d'un article dans le dernier BAAG, et avec les Iraniens. Comme ses liens avec Mahmoud Hesâbi qui, à ma connaissance, ne sont pas encore bien étudiés.

André Gide, Le Prométhée mal enchaîné
traduction de Gholamreza Samie'e
Editions Vania, Téhéran, 2011



« Qu'est-ce que sont les Nourritures terrestres de Gide pour un connaisseur de la littérature persane ? En majeure partie, un nouveau retentissement de la voix de Saadi, d'Hafiz et surtout de Khayyam », déclarait Hassan Honarmandi aux Entretiens sur André Gide en septembre 1964 à Cerisy*. Le dernier BAAG donnait la parole à Payvand Goharpay pour une esquisse de rapprochement entre le mysticisme de La Porte étroite et le poème Le Langage des oiseaux**, montrant qu'on continue, en Iran, de lire Gide dans une certaine communion d'esprit.

Dans une lettre à la jeune Revue de littérature persane Parse, fondée en 1921 à Constantinople par un groupe d'écrivains persans, turcs et français, Gide confessait sa proximité avec les poètes persans : « Je sais bien, qu'il ne nous parvient d’eux, à travers les traductions, qu'un reflet dépouillé de chaleur, de couleur et de frémissement. Mais, comparant les traductions entre elles, me servant de l’allemand, de l’anglais, du français, je vous assure qu’il parvient encore, de ces étoiles, assez d’éclat pour nous laisser imputer leur grandeur.
J’ai pour ma part vécu avec Sadi, Ferdousi, Hafiz et Khayyam aussi intimement, je puis dire, qu’avec nos poètes occidentaux et communié étroitement avec eux - et je crois qu’ils ont eu sur moi de l’influence profonde, ils ont bu, et je bois avec eux, aux sources mêmes de la poésie. »***


Le lien de Gide avec l'Iran s'est poursuivi notamment au travers de Mahmoud Hesâbi, jeune étudiant doué venu en France étudier à l'Ecole Supérieure d'Electricité de Paris dans les années 20. Une relation qui a commencé un peu comme celle avec Malaquais, le jeune homme écrivant à Gide pour lui reprocher ses propos... Hesâbi allait devenir un important savant, proche d'Einstein, et continuerait de correspondre avec Gide, traduisant pour lui des poèmes de Hafêz et l'invitant à venir séjourner en Iran. Un aperçu de cette correspondance inédite a été donné par le fils de Mahmoud Hesâbi, Iraj Hesâbi, dans un entretien à la Revue de Téhéran en 2007**** :

« Sur le tas des lettres accumulées, il y avait une série de lettres classées et bien distinctes. J’y ai remarqué l’écriture de mon père qui y avait tracé « lettres d’André Gide ». Ce dernier avait confirmé dans l’une de ses œuvres qu’il était prêt à consacrer toute sa vie à unifier toutes les nations du monde. Mon père lui a envoyé une lettre y déclarant son opposition : «  ...Et quant à moi, je consacrerai toute ma vie à vous empêcher de le faire... » Quelle audace ! Critiquer André Gide !?... En réponse, Gide lui avait écrit : « ...Dans votre lettre, il y a deux choses qui m’étonnent. Je connais la majorité des poètes, des écrivains et des philosophes français. Mais je suis surpris de ne pas vous avoir reconnu. Et votre écriture, je l’apprécie. Le manuscrit de la plupart des gens de lettres, quand ils arrivent à un certain stade de célébrité, devient moins lisible, tandis que le vôtre, il est toujours beau... ». Le Docteur Hesâbi lui répondit : « Je vous remercie de votre compliment, mais je ne suis ni philosophe, ni écrivain, ni homme de lettres. Je ne suis qu’un simple étudiant iranien à l’Ecole Supérieure d’Electricité de Paris et je n’ai pas du tout l’intention de rester en France. Dès que mes études seront terminées, je rentrerai en Iran. » Gide, pour sa part, le prit comme une douce plaisanterie et écrivit en retour : « Je devais deviner, en voyant votre nom et prénom, qu’il s’agissait d’une nationalité algérienne et je dois avouer que votre mère française a fait de son mieux pour que vous soyez un vrai français. » Afin de lui prouver la certitude de ses paroles, mon père lui expédia son certificat d’études. « Je suis renversé ! écrit Gide. Comment se peut-il qu’un jeune iranien avec peu d’expériences mais grâce à dix mille ans de civilisation puisse penser si profondément français et l’écrire avec une telle dextérité ? Maintenant, j’aimerais bien savoir avec quel courage vous avez composé votre première lettre... » En guise de réplique, il expliqua qu’une fois cette idée réalisée, il ne resterait qu’un mélange des nations engourdies. Personne ne bougerait. Dans ce monde, la motivation pour accomplir des progrès s’éteindrait et le résultat serait l’immobilité et l’improductivité : « Permettez… vous restez Français et nous restons Iraniens pour que chacun s’escrime à son propre désir. » Gide lui répondit : « Je confesse qu’après des années de réflexions sur ma théorie, vous, jeune homme iranien, êtes parvenu à changer ma pensée à moi, philosophe et écrivain français. Vous avez raison…Il faut que vous restiez Iraniens et nous restions Français et que chacun s’efforce d’atteindre ses propres désirs en vue de réaliser les ambitions de sa nation. »
Après des années de recherches sur l’Iran, le Professeur Hesâbi en a rassemblé les résultats dans un livre de dix pages. Il y évoque quatre éléments essentiels au progrès du pays : vaillance, justice, noblesse, amour. Selon lui, « noblesse oblige » et une telle croyance lui fait répondre à André Gide : « ...Moi aussi, je confesse que le plus grand honneur de ma vie fut de correspondre avec vous, le grand écrivain français... » Dans cette lettre, il invite André Gide à visiter l’Iran. Celui-ci accepte et souhaite avoir assez de temps pour y voyager un jour. Les derniers mots échangés entres eux révélaient combien Gide chérissait la poésie de Hâfez : « Savez-vous ce qui, la nuit, me rend calme pour dormir et le jour me donne l’espoir de travailler ? C’est le recueil des poèmes de Hâfez que vous m’avez traduit avec finesse... » André Gide ne put cependant jamais visiter l’Iran de son vivant. »


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* repris dans Entretiens sur André Gide, sous la direction de Marcel Arland et Jean Mouton, Mouton & Co, Paris, La Haye, 1967
** Payvand Goharpay, La Porte étroite et Le Langage des oiseaux, BAAG n°172, octobre 2011, pp. 463-474. L'article, à quelques légères tournures de langue près, est également disponible en ligne dans la Revue des  Annales du Patrimoine de l'Université de Téhéran, n°11, 2011.
*** André Gide. Lettre à La revue de littéraire persane Parse, n°3, première année, 21 mai 1921, pp. 33-34.
**** L’homme à qui la vie doit l’honneur, Professeur Mahmoud Hesâbi, son musée et sa vie. D’après l’entretien avec Iraj Hesâbi. Par Afsâneh Pourmazâheri et Farzâneh Pourmazâheri, Revue de Téhéran, n°15, février 2007. Voir la version en ligne de l'article.

samedi 22 octobre 2011

Souvenirs inédits, par Jeanne de Beaufort (3/3)

Suite et fin des souvenirs de Jeanne d'Etchevers parus en 1964 dans La Gazette de Lausanne, neuf ans avant son livre Quelques nuits, quelques aubes (Jeanne de Beaufort, Madrid, 1973) : les derniers temps au Foyer Franco Belge, l'érosion du sentiment d'utilité, la routine, les besoins moins fréquents... Et l'évocation d'un autre jeune garçon rencontré au Foyer, Jean Billiet, auprès de qui Gide joua les précepteurs.





SOUVENIRS INÉDITS SUR ANDRÉ GIDE 

"NOUS SOMMES ÉMUS...

Gide qui paraissait exténué et dont les yeux nécessitaient quelque repos dut se décider à partir à Curverville où l'appelaient des questions de son domaine. Il y retrouvait auprès de Mme Gide, son beau-frère et grand ami Marcel Drouin, ses belles-sœurs, ses petites nièces et neveux, les Jacques Copeau, Mme Jacques Rivière, et... ses longues soirées avec Chopin. Ses lettres nous arrivaient pleines de notre travail comme le prouve celle-ci, réponse à l'une des miennes où je lui avais dit qu'une de nos pauvres petites réfugiées avait, en se réveillant trouvé sa mère morte dans leur lit.

Cuverville, 11 mars 1916.
Chère Madame et amie,
Nous sommes tous ici extrêmement émus par votre lettre... Oui, certes je revois la petite Forest et je pense à elle avec une grande tristesse. Que va devenir cette pauvre enfant ? Qui est cette grand-mère auprès de qui elle va vivre et dont je ne me souviens absolument pas ? Ma femme propose de la prendre à Cuverville, si vous estimiez que cela pût être bon pour elle... c'est-à-dire si sa situation vous paraissait par trop lamentable.
Mais, je voudrais qu'elle passât d'abord à la visite médicale et que l'un de nos médecins donnât son
avis, car le climat d'ici est assez rude. Elle pourrait, au besoin faire le voyage avec Mme Jacques Rivière que nous attendons, dans une dizaine de jours. Causez-en avec Mme V. R. et décidez pour le mieux sans cause d'indiscrétion, car, au contraire, je vous sais gré de m'avoir parlé de cette tristesse.
Ici, tout va bien, sauf que j'ai les yeux de nouveau très fatigués et que, depuis quelques jours j'ai dû m'interdire à peu près toute lecture. Un peu de mal du Foyer aussi, car mon cœur et mes pensées hantent bien souvent la table No1 et ...même les autres,
Au revoir, mes affectueux sourires à Jacqueline et mes meilleurs souvenirs à vous. Ma femme y joint les siens.
Tout amicalement votre, André Gide.

Puis, il nous revenait, tout d'un coup sans crier gare avec un élan et une ardeur où je croyais déjà discerner comme un remords de ses absences présente et futures...

Monsieur Gide et l'heureux petit homme

Je me souviens d'une de ses arrivées, un jour froid de novembre où quelques-uns d'entre nous prenaient une lasse de thé derrière les paravents afin d'éviter et de neutraliser, si possible les grippes, microbes et rhumes dont l'atmosphère du Foyer était saturée. Il arriva, son grand loden au vent et, sur son visage une expression de blâme si concentrée qu'elle semblait s'adresser à chacun de nous personnellement. Sans rien dire il nous fit sentir l'indécence de cette petite réunion confortable si près de nos pauvres amis. Cela jeta sur nous un froid plus glacial que celui de la rue... Que de fois depuis, et pendant ses absences, alors que je voyais de la lumière derrière les paravents ou que j'y croyais entendre du bruit de porcelaine n'ai-je pas résisté au plaisir d'y annoncer que le train de Cuverville rentrait en gare.
Pendant les absences de plus en plus renouvelées de M. Gide, mes lettres ne lui transmettaient pas toujours des nouvelles aussi navrantes que celles de la pauvre petite Forest ; la plupart le tenaient au courant de notre vie quotidienne du Foyer qu'il voulait entièrement partager avec nous comme on le sentira dans cette réponse.

Cuverville, mardi.
Chère Madame
Je comprends mais un peu tard que j'ai fait une bêtise en vous demandant de me renvoyer ici mon courrier. Il eût fallu vous demander de l'ouvrir d'abord, nous eussions évité des contretemps fâcheux et des retards... Voici trois lettres que je reçois ce matin et qui me sont cause des réflexions précédentes. Vous ferez pour le mieux et saurez dire : tant pis.
Je compte rentrer au Foyer jeudi, vers la fin du jour de manière à être nu Foyer vendredi. Mon esprit ne se débarrasse pas facilement des préoccupations de là-bas et, je sens trop que je n'achète mon repos qu'au prix de la fatigue des autres et de la vôtre en particulier. Désormais en tout cas, ouvrez toutes mes lettres et gardez-les moi. Renvoyées ici, elles risqueraient de n'arriver qu'après mon départ. Veuillez annoncer mon retour à Mme Van Rysselberghe; je suis honteux de ne pas lui avoir écrit. Tous mes souvenirs à nos compagnons d'œuvre. Pour vous, l'assurance de mes sentiments très amicaux.
André Gide.
P. S, Si je n'étais pas là vendredi, dites au petit Jean Billiet que je ne l'oublie pas et suis bien décidé à le sortir de là. Veuillez dire ce qui en est à Mme Théo ; qu'il ait un peu de patience, car l'Ecole de la Rue Taitbout n'est pas encore organisée. Peut-être Underwood vaudrait mieux ?
Remettre à du Bos la lettre de Berthe Willière. Faire envoyer le 7 la Revue Hebdomadaire à Charles Meunier.
Tâchez, si Mme Van Rysselberghe est de retour de la faire recommander à Mme Chausson pour la printemps à Jeanne Hougrand.

Le petit Jean Billiet sur lequel M. Gide me demandait de veiller en son absence était un petit bonhomme de 14 ans environ, sérieux comme un pape, râblé, rouquin et qui en d'autres circonstances n'eut attiré aucune attention. La figure bien nette, pas très grand pour son âge, il arrivait au Foyer exactement toujours le même jour à la même heure pour y toucher l'allocation de sa mère retenue chez elle par d'autres enfants. Son père était prisonnier en Allemagne. Sitôt arrivé, il s'asseyait, tirait un livre de sa poche, et se mettait à lire sans se préoccuper le moins du monde de ce qui se passait autour de lui. L'appel de son nom le surprenait toujours. Il allait ensuite à la caisse et y signait son chèque avec le sérieux d'un notaire. Ses livres qui n'étaient jamais les mêmes traitaient surtout de voyages et de sciences vulgarisées. Ils étaient l'objet de longues conversations avec M. Gide qui lui en prêtait d'autres, en corrigeait méticuleusement les résumés qu'il lui en demandait. Leurs séances étaient de véritables classes. En somme le petit Jean Billiet était un heureux petit homme pour qui ce séjour forcé à Paris devenait une vraie chance. On sentait en lui une vive curiosité, une grande impatience d'apprendre. Son rêve : entrer vite dans une bonne école et en sortir savant au retour de son père.
Mais déjà cet automne de pluie et de peine devenait un autre hiver, bientôt, une nouvelle année. La routine, il faut bien le reconnaître, s'infiltrait peu à peu, malgré nous dans notre travail par la constance même du malheur... cette routine, l'horreur de Gide, qu'il guettait cependant en nous... et dont il exécrait l'idée même... à moins qu'il ne désirât la voir s'y établir pour enfin... s'en évader lui même.

LA FIN ÉTAIT VENUE

Dans les postscriptums inquiets de ses lettres et les annotations du même genre qui s'amoncelaient sur ma table, je ne pouvais m'empêcher de sentir dans son étrange ardeur à ne rien laisser échapper ou plutôt à ne rien vouloir laisser échapper, comme un effort désespéré de s'accrocher à tout pour se retenir un peu encore à ce qu'il désirait fuir de tout lui même pour... retrouver enfin... sa précieuse disponibilité.
Car ses absences allaient se succédant rapidement et ses séjours parmi nous étaient de plus en plus courts et malheureux. Notre travail s'amenuisait. Beaucoup de réfugiés avaient trouvé à Paris et ailleurs des emplois et un mode de vie définitif. Les industriels du Nord et de l'Est sous l'impulsion d'Albert Thomas repartaient dans toute la France. On commençait à nous rendre des cartes d'immatriculation. Quelques-uns d'entre nous quittèrent le Foyer pour reprendre leurs occupations d'avant-guerre...
Chaque soir de ma petite porte je guettais cette nuit déjà nouvelle, j'en interrogeais la vie, la chaleur, la protection diminuantes. Ce ciel s'éclairerait-il pour le meilleur ou pour le pire ? Un autre printemps allait venir et après lui, tout serait-il fini de ces jours si humains ?
Sans nous en parler jamais M. Gide savait comme moi que la fin était venue, la fin d'une vie qu'il n'avait jamais prévue, qu'il ne revivrait jamais, qu'il avait vécu si amplement et où il avait laissé peut-être le meilleur de lui-même ?
Mais ce n'est pas à moi de le dire... ni même de le deviner... Les yeux bien ouverts, la bouche bien fermée je garde à tout jamais en moi le souvenir unique d'un tendresse humaine répandue tumultueusement jusqu'à son épuisement...
Et maintenant quand la brise du soir, celle de ma jeunesse revient de loin en loin palpiter autour de moi, près de la table No 1 au Foyer Franco-Belge 63 Avenue des Champs Elysées, ce ne sont pas des fantômes que je revois, mais des amis toujours présents et à jamais comblés d'un très beau, d'un unique souvenir :
Celui du Monsieur Gide des années 16."

Souvenirs inédits sur André Gide, par Jeanne de Beaufort,
La Gazette de Lausanne, 12/13 septembre 1964
"

vendredi 21 octobre 2011

Souvenirs inédits, par Jeanne de Beaufort (2/3)

Dans la suite de ses "Souvenirs inédits", Jeanne de Beaufort alias Jeanne d'Etchevers, secrétaire de Gide et aide au Foyer Franco-Belge, évoque la figure du jeune réfugié Jean Teughels. Dans le premier tome de la récente biographie André Gide, l'inquiéteur (Flammarion, 2011), Frank Lestringant revient longuement sur les relations entre Gide et Teughels, en s'appuyant sur le Journal du Foyer Franco-Belge, inédit de la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet. Sur ce sujet voir aussi les études de Pierre Masson : Autour du Foyer Franco-Belge, BAAG n°105 d'avril 1995, et Le Journal du Foyer Franco-Belge ou le Livre abandonné, BAAG n°134 d'avril 2002.


SOUVENIRS INÉDITS SUR ANDRÉ GIDE 

"IL SORT D'UN CIRQUE

Teughels, alors 16 ans, faisait penser à l'un des anges de la cathédrale de Reims, moins le mystère et l'ironie. Une belle tête bien taillée, une épaisse chevelure châtain, mieux taillée encore, un beau regard, pas trop cependant, une bouche tranquille, aucune pétulance, une présence déterminée et paisible. Leur première entrevue dura plus d'une heure. Je m'étais éloignée pour recevoir les réfugiés dont c'était le jour de visite ; après avoir terminé, je me rapprochai de Gide et nous établîmes ensemble la fiche de Teughels.
TEUGHELS Jean, n° 4.5547. Né à Anvers 18 février 1900. Orphelin, cavalier équilibriste de cirque. A perdu tout contact avec sa bande depuis l'évacuation d'Anvers. Nous le dirigeons sur notre Centre d'accueil, rue Taitbout, pour une visite médicale et quelques jours de repos. Reviendra demain.
Teughels revint le lendemain, en effet, et out les jours qui suivirent. Il restait de plus en plus longtemps à parler, ou plutôt à répondre aux pressantes questions de M. Gide ; il reprenait à vue d'œil et je suggérai que ce serait peut-être le moment de lui trouver un emploi.
- Mais quel emploi voulez-vous lui trouver ? Il sort d'un cirque. Je ne vois absolument rien pour lui.
Au bureau de placement je trouvai la demande d'un hôtel des environs de l'Etoile, recherchant un groom, logé, nourri, habillé et raisonnablement payé.
- Un hôtel, un hôtel de luxe, vous n'y pensez pas il ne sait même pas ce qu'est un hôtel.
- Mais il y sera bien nourri, bien couché, payé et en plus, aura un bel uniforme à boutons dorés, un peu comme au cirque.
- Enfin, je ne sais pas, on pourrait peut-être essayer, et s'il n'y est pas bien, après tout, l'Etoile n'est pas loin, il pourra toujours revenir.
Je téléphone à l'hôtel X... Je leur envoie Teughels ; il en revient engagé et toujours tranquille. Je signe son engagement.
Quelques jours se passent sans nouvelles de Teughels, lorsqu'un matin, le directeur de l'hôtel me fait appeler au téléphone.
- C'est bien à Madame d'E. Que je parle ?
- Oui, c'est à moi.
- C'est bien vous, Madame, qui nous avez signé l'engagement de Jean Teughels ?
- Oui, c'est moi.
- Alors, veuillez avoir l'obligeance de nous rejoindre au commissariat de police, place des Etats-Unis, où nous venons de conduire Teugfhels qui nous a volés.

Je m'approche de Gide, heureusement seul.
- Je viens de recevoir de mauvaises nouvelles de Teughels...
- Grand Dieu, quoi encore ? Il est reparti ? Quand ?
- Non, il n'est pas reparti, il est au commissariat de police, place des Etats-Unis. Il a volé.
- Partons-y de suite.
Au poste de police nous attendaient le commissaire, le directeur de l'hôtel, et Teughels qui se chauffait tranquillement près du poêle.

Je demande au commissaire et au directeur ce qu'a volé Teughels ? Le directeur m'informe alors emphatiquement que cet hôtel avait la clientèle distinguée de diplomates sud-américains, qui, pour la plupart, repartis au moment de la mobilisation y avaient laissé leurs bagages en garde dans les sous-sols. Que Teughels y avait pénétré, forcé une malle où il avait volé... les épaulettes d'un général péruvien... et une seringue Pravaz.
Le commissaire nous annonça qu'il allait faire conduire Teughels au Dépôt, à moins que nous chargions de lui, et s'adressant uniquement à moi :
- C'est bien vous Madame, qui avez signé l'engagement de Teughels chez nous, que décidez-vous pour lui ?
Prise au dépourvu et devant répondre immédiatement, je le regarde bien en face et m'adresse à Teughels :
-Teughels, tu vas t'enrôler tout de suite dans l'armée belge. Nous allons te conduire à l'instant même au centre d'enrôlement, Boulevard Flandrin, où tu signeras ton engagement et où tu resteras dès ce soir.

UNE FIN D'HIVER, VERDUN, LA GUERRE

Commissaire et directeur soulagés, Teughels tranquille comme toujours et Gide réfléchissant... Après tout si Teughels n'est plus si près à l'Etoile, il sera boulevard Flandrin pas trop loin non plus..., et pas encore combattant.
J'avais vu l'écriture de Teughels pour sa signature d'engagement à l'hôtel X... et au Centre. C'était une écriture enfantine dont les majuscules en fioritures et en arabesques jusqu'à l'extrême limite du format. Peu après son enrôlement, des enveloppes roses, mauves, vert pâle commencèrent à arriver régulièrement ornées de cette calligraphie.
- Ça ne peut pas durer, me disait Gide, ce petit n'y résistera pas...
Ce qui durait, ce qui résistait, c'était cette triste fin d'hiver, c'était Verdun, c'était la guerre, d'où les réfugiés nous arrivaient chaque jour plus nombreux, plus démunis, plus malheureux, alors que nos ressources s'épuisaient... Qu'aurions-nous fait sans la générosité du Comité américain, présidé par Mrs Edith Wharton, de ses nombreux amis, celle de Léon Blum, du Consistoire Israélite de Paris, de Madame Langweil et de tant d'amis anonymes ? Que serions-nous devenus ? Qui aurions-nous pu aider en ces jours ténébreux ,où il fallait tenir à tout prix ? Je revois un soir où on nous avait annoncé des réfugiés de villages évacués des environs de Verdun, partis en pagaie, et qui n'arriveraient peut-être que fort tard dans la nuit.
Madame Gide était venue nous rejoindre, sa présence était une chaleur et une lumière, il nous semblait qu'avec elle tout se passerait mieux. Elle parlait à peine, allait souvent ouvrir ma petite porte pour interroger la nuit, revenait, attisait le feu, lissait quelques vêtements déjà préparés... Gide la suivait longuement du regard. Quelques-uns d'entre nous s'endormirent. C'était l'aube, cette aube de fin janvier qui peut être si douce et si dure aussi parce que si longue... On entendit des voix, des pas, des appels et ces pauvres gens entrèrent à bout de force et de vie.
J'étais assise entre Mme et M. Gide et m'écriai spontanément :
- Ah ! Vous voilà enfin, quel bonheur, entrez vite...
Je sentis alors une main prendre la mienne et l'embrasser. Je n'ai jamais su si c'était elle ou si c'était lui. Je sais maintenant que c'était eux.
Février 1916. Le ciel ne s'éclairait toujours pas, il faisait triste et sombre. On voyait beaucoup plus de gens en deuil ; même au Foyer les brassards noirs ne se comptaient plus. On allait au loin, dans les banlieues éloignées, assister aux services que nos pauvres amis arrivaient à faire célébrer. Messieurs du Bos et Gide les suivaient régulièrement. Du Bos armé d'un missel presqu'aussi important que celui de l'officiant et qui eut presque nécessité les services d'un enfant de choeur, mais, ainsi que Gide profondément ému et sincère, tâchant de consoler, de partager, d'aimer la misère comme je ne l'ai jamais revu depuis... Que de souvenirs ils ont dû laisser dans les pauvres cœurs qu'ils ont ainsi tenu et retenu dans leurs mains."

Souvenirs inédits sur André Gide, par Jeanne de Beaufort,
La Gazette de Lausanne, 12/13 septembre 1964


jeudi 20 octobre 2011

Souvenirs inédits, par Jeanne de Beaufort (1/3)



Jeanne d'Etchevers fut la secrétaire d'André Gide pendant quelques mois de 1914 à la Villa Montmorency, puis entre 1915 et 1916 où elle l'assista surtout au Foyer Franco-Belge. Elle publia en 1973 à Madrid et sous le pseudonyme de Jeanne de Beaufort un petit livre de ses souvenirs intitulé Quelques nuits, quelques aubes. Livre devenu aujourd'hui à peu près introuvable. En 1964, elle livrait toutefois des Souvenirs inédits sur André Gide dans La Gazette de Lausanne. Ce sont ces souvenirs que je vous propose de lire, répartis en trois billets en raison de leur longueur. Dans cette première partie, Jeanne de Beaufort plante le décor du Foyer Franco-Belge...



"SOUVENIRS INÉDITS SUR ANDRÉ GIDE

Le Foyer Franco-Belge avait été transféré au 63 de l'Avenue des Champs Elysées après sa création de fortune au Cirque d'Hiver où les réfugiés belges et français avaient été dirigés en masse dans les premières invasions allemandes et après un court passage à la Galerie Druet 10 rue Royale.
C'était un immeuble de luxe, non terminé alors (actuellement le siège des Etablissements Voisins). A peine crépi à l'intérieur, il ouvrait sa grande porte d'entrée en pan coupé sur l'Avenue des Champs Elysées, au 63. Immédiatement à droite, suivait la grande table des immatriculations que Raymond Crombez de Montmort, premier secrétaire de l'Ambassade de Belgique à Paris dirigeait avec une bonne humeur et une gentillesse parfaites, secondé par Stanislas Godebski, frère de la très belle et célèbre Mme Edwards (Missia) et lui-même très grand ami de Gide. Venait ensuite un vieux bureau à coulisses, servant de caisse à M. Martinon qui y payait, d'après nos chèques, les allocations hebdomadaires des réfugiés. En face de lui, deux tables : celles du Bureau de Placement. Mme André Reuyters [sic] et son mari, le premier traducteur de Joseph Conrad et Guy de Possesse le dirigeaient. Elle, jeune, dynamique, artiste, moderne ; lui, tout son contraire, plus vieille France que nature et dont Gide disait un jour :
« Je suis sûr qu'il dort avec son bonnet de coton. »
Puis, venaient ensuite les services de l'Assistance légale; M. Auger du Conseil d'Etat et son fils s'y relayaient.
Sans aucune porte de communication et par un simple grand trou dans le mur, on entrait ensuite dans la partie Pierre Charron qui n'était qu'une très grande remise sans aucune ouverture que ma petite porte et deux très haut vasistas. Mme Van Rysselberghe, M. Gide et Charlie Du Bos, ce dernier assisté de Darius Milhaud, et le Comte de Lauris y tenaient leurs tables d'accueil. Tout au fond, un jeu de paravents dissimulait une sorte de vestiaire et d'office où l'on pouvait se faire une tasse de thé ou réchauffer quelque aliment en cas de travail de nuit ou de grande affluence. Pour tous ces différents services, il n'y avait , accroché au mur, qu'un très vieux téléphone à manivelle, fréquemment utilisé pour notre plus grande joie par Charlie du Bos, et où l'on devait exposer à la cantonade les choses les plus intimes.

PAR MA PETITE PORTE

J'avais été présentée à M. Gide trois mois avant la guerre par son grand ami le pasteur Elie Allégret et j'avais travaillé près de lui, à la Villa Montmorency, trois mois à peine.
La Villa Montmorency, en lisière du Bois de Boulogne, était alors une vraie petite ville provinciale en elle-même, cernée de vieilles grilles, fermée le soir par de hautes portes et composée de rues et d'avenues aux noms délicieux du XVIIIe siècle : Rue d'Argenson, Avenue de Boufflers, ou de ceux d'arbres exotiques. Gide y habitait Avenue des Sycomores, 18.
C'était une verte oasis remplie de hauts arbres, d'oiseaux et de fontaines dégageant une paix et un silence impossible à réaliser aujourd'hui. J'en revois encore les vieilles boites à lettres grises perdues dans les haies des jardins déserts où j'allais, plus tard, déposer d'anxieuses lettres vers le front, me demandant si elles l'atteindraient jamais, ou y resteraient perdues pour toujours dans les souvenirs heureux des jours passés.
Je travaillai trois mois à peine à la Villa Montmorency près de Gide, classant ses livres et mettant ses références à jour sous l'effrayante supervision de trois admirables chats siamois trônant chacun sur un fauteuil ancien de la couleur de son pelage. Puis, il avait été question que j'aille le rejoindre chez des amis, à Luxembourg, les Mayrisch de Saint-Hubert. Les évènements en décidèrent autrement et je me rendis à son appel qu'au tout début de 1915 alors qu'il avait entrepris de diriger le Centre d'Accueil aux réfugiés belges et français : Le Foyer Franco-Belge.
Voici la copie de sa lettre d'appel précédée d'un télégramme que je reçus à La Rochelle où j'étais infirmière à l'Hôpital des Femmes de France :

Chez Madame Van Rysselberghe, 44
Rue Laugier
Paris 27 décembre 1914
Chère Madame,

La Lettre de vous que m'avait communiquée mon ami Allégret m'avait fait espérer votre arrivée presque immédiate. Je vous aurais écrit beaucoup plus tôt si j'avais su que vous étiez disposée à partir et combien je déplore (un mot barré) de ne pas l'avoir fait, à présent que je sais qu'il vous faut encore tant de temps pour venir. Je vous écris en courant et je ne peux que vous répéter ce que disait mon télégramme : le plus tôt sera le mieux. Le travail que je fais ici est passionnant, (un mot barré) et bien des choses restent en souffrance. J'ai dû prendre en vous attendant plusieurs dispositions provisoires qui fonctionnent tant bien que mal et fonctionneront ainsi jusqu'à votre arrivée. Je n'ai pas le courage de vous demander de renoncer à votre voyage en Sologne qui sera pour votre oncle, sans doute, d'un grand réconfort moral. Mais, je vous en prie, ne vous attardez pas en route, je vous serais reconnaissant de chaque jour que vous gagnerez. Pour votre installation à Paris, ne doutez pas que nous trouvions un arrangement confortable. Ne vous inquiétez pas de cela. Je crois que vous et votre petite fille pourriez provisoirement partager l'hospitalité des amis chez lesquels je loge moi-même en ce moment et qui sont on ne peut plus complaisants. Je ne mets pas en doute qu'ils ne vous l'offrent d'eux-mêmes, aussitôt que je leur en parlerai. Cet arrangement pourrait simplifier beaucoup notre travail du début. A bientôt n'est-ce pas ? Excusez cette lettre informe que je vous écris, entouré de gens qui parlent.
Croyez, je vous prie, à mes sentiments très amicaux.
André Gide.

C'est donc par ma petite porte, celle des réfugiés, Rue Pierre Charron, que je rentrais près de M. Gide, une seconde fois.
J'y retrouvai un tout autre Gide que celui de la Villa Montmorency. Il était et s'était entièrement submergé dans des malheurs, auxquels il ne voulait, ni ne pouvait échapper. Chaque nouveau visage, chaque nouvelle blessure le trouvait aussi neuf qu'à la première rencontre. Il se dévouait totalement à des détresses dont il n'avait jamais pressenti l'ombre. Il s'épuisait à trouver des solutions à des problèmes dont chacun devenait immédiatement le sien. Le travail s'amoncelait, les difficultés plus encore. Je le revois, je le reverrai toujours, la tête perdue dans ses mains penchée tantôt à droite, tantôt à gauche, pour mieux écouter, être davantage. Il faisait penser à un confesseur croulant sous le poids des confidences irrémédiables. De temps en temps, il relevait la tête mais son regard harassé ne voyait rien, ni êtres, ni choses... seulement la peine qui venait de lui être révélée et qu'il fallait guérir.
Un soir, Albert Flament, de l'Intransigeant, venu pour l'interviewer, s'arrêta net, dès l'entrée, le contempla longuement, puis sortit sur la pointe des pieds sans même vouloir qu'on fit passer son nom, en murmurant : « Saint Augustin ».
M. Gide arrivait toujours très exactement au Foyer vers 9 heures du matin. Je l'y précédais de quelques vingt minutes. Lui aussi, comme intimidé par les grandes entrées, pénétrait par ma petite porte de la Rue Pierre Charron, celle des réfugiés déjà immatriculés. Une fois, arrivant quelques minutes après lui, je l'avais vu sortir du métro de cette démarche unique, vigoureuse, qui partait des épaules, qu'il ralentissait en longeant le mur de la Rue Pierre Charron et la file des réfugiés dont c'était le jour de paiement et qui attendaient de toucher leur allocation.
Il pénétrait alors furtivement, accrochait son chapeau à larges bords et son loden et se mettait à consulter les fiches que je lui avais préparées la veille.
Il avait alors un tel besoin de sympathie, d'amitié, qu'il allait jusqu'à les apprendre par cœur dans les moindres détails pour mieux questionner, ou, s'en remettant à ma mémoire, il me demandait avant de les recevoir un rapide curriculum vitae de chacun. On leur remettait ensuite leur petit chèque hebdomadaire : quelques bons de denrées alimentaires, de charbon, de vêtements, de pharmacie, de consultations médicales de repas pour notre centre hospitalier de la rue Taitbout, le tout, suivant le cas de chacun et après une longue conversation avec M; Gide qui les réconfortait mieux encore.
Le « Monsieur » m'a dit, le « Monsieur » pense... le « Monsieur »... Il n'y avait pour eux que le « Monsieur », et ce n'était que la plus stricte justice car, seul, le « Monsieur », leur donnait ce qu'hélas pour nous autres, lui seul pouvait leur donner : un irremplaçable colloque humain.
Un mercredi de janvier, arrivant quelques minutes après lui, il me pria de lui trouver dans la file « un jeune homme, 16 ans peut-être, mince, veste à carreaux beiges et blanc, écharpe verte, il paraît mort de faim et de froid. » Trois minutes après, je lui amenais Teughels.

Souvenirs inédits sur André Gide, par Jeanne de Beaufort,
La Gazette de Lausanne, 12/13 septembre 1964


mercredi 19 octobre 2011

Trois expositions

 La Fondation Pierre Bergé – Yves Saint Laurent consacre sa 16ème exposition à la photographe Gisèle Freund (1908-2000) depuis le 14 octobre et jusqu'au 29 janvier. C'est plus d'une centaine de tirages de ses photographies et de nombreux documents d’archives qu'on peut voir réunis sous le titre L'oeil frontière, Paris 1933-1940.

« Durant ses années parisiennes (1933-1940), elle publie sa thèse La photographie en France au XIXème siècle, réalise ses premiers photo-reportages et se lie d’amitié avec les libraires Adrienne Monnier et Sylvia Beach, grâce auxquelles elle rencontrera de nombreux écrivains. Ces rencontres, d’abord intellectuelles, donneront lieu à toute une série de portraits en noir et blanc, puis en couleur, technique nouvelle et rare à l’époque. Malraux, Cocteau, Gide, Colette, Valéry, Zweig, Joyce, Woolf… une impressionnante galerie de portraits d’écrivains contemporains, photographiés parmi leurs livres, est au cœur de l’exposition qui s’attache à cette période clé de la vie de Gisèle Freund. »
Espace d’exposition 3, rue Léonce Reynaud, 75116 Paris. Ouvert du mardi au dimanche, sauf jours fériés de 11h à 18h (dernière entrée à 17h30). Plein tarif : 7€. Tarif réduit : 5€.


Le centenaire des éditions Gallimard se poursuit avec une autre exposition de portraits d'écrivains du 4 octobre au 27 novembre : « Portraits pour un siècle – Gallimard », à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris.

A travers une centaine de portraits d’écrivains de la collection Roger-Viollet, accompagnés d’une sélection d’archives, pour la plupart inédites et issues du fonds Gallimard, l'exposition se propose de « restituer le dialogue des créateurs et les liens d’œuvre à œuvre qui forment la trame cachée de l’histoire littéraire. »
Galerie des bibliothèques, 22, rue Mahler, 75004 Paris. Entrée : 6 € ; tarif réduit : 4 € ; demi-tarif : 3 €.



La commémoration se poursuit également du 6 octobre au 10 novembre à Montpellier où la communauté d’agglomération et la Librairie Sauramps accueillent l'exposition « Gallimard 1911-2011. Un siècle d’édition » au musée Fabre.

L'occasion de rappeler que « dès la création de la NRF, les fondateurs et animateurs ont "cherché et prisé l’assentiment de cette élite intellectuelle de la province" (La NRF, mars 1923), dont ils étaient eux-mêmes souvent issus. » et «de se remémorer une rencontre qui compte parmi les plus décisives de l’histoire littéraire du XXe siècle et qui est intimement liée à celle de notre maison d’édition. C’est en effet à Montpellier qu’André Gide, qui y était venu passer les fêtes de Noël auprès de son oncle Charles en 1890, fait la connaissance du jeune étudiant en droit Paul Valéry, informé de sa venue par leur camarade commun Pierre Louÿs. Les deux jeunes hommes se lient bientôt d’une amitié confiante et rayonnante, communiant en leurs jeunes années dans une même admiration pour leur maître Stéphane Mallarmé... »
Musée Fabre, 39, bd Bonne-Nouvelle, 34000 Montpellier. Entrée libre.


(Rappelons enfin qu'après Buenos-Aires et Francfort
le centenaire Gallimard donne aussi lieu actuellement à une exposition à Québec.)

mardi 18 octobre 2011

Trois rendez-vous cette semaine



Découvrir les images tournées par Marc Allégret, compagnon de voyage d’André Gide, lors de leur voyage africain de 1926, renvoie immédiatement au récit laissé par André Gide lui-même dont la publication à l’époque contribua à ouvrir les yeux de beaucoup sur certaines réalités du colonialisme.
La première chose qui frappe le spectateur est l’absence des colons pendant l’essentiel du film. Dans une démarche ethnographique, Marc Allégret s’est intéressé aux rites, aux pratiques quotidiennes (la chasse, la cuisine…) et aux formes d’habitat des peuples rencontrés.




Une promenade est également prévue samedi « par les hauts de la ville côté nord, à l'endroit où se trouvait (probablement) le cœur de cette saga, la maison des Alérac, c'est-à-dire la superbe maison de maître, dite Rond Gabus (Beauregard), qui appartenait à l'époque aux Courvoisier et qui a disparu il y a bien longtemps.... Ou encore à l'ancien hôpital, au Crêt Rossel, au home de la Sombaille, au Petit Monaco, un mémorable bistrot dans la saga des Alérac, en fait une maison rue de Jérusalem. Et bien sûr la maison Ravin 7 où la romancière passa son enfance. »






Sandra Travers de Faultrier est avocat, maître de conférence à Science Po et auteur notamment de Gide, l’assignation à être (Michalon, 2005). Notez aussi que les prochains rendez-vous de novembre et décembre concerneront « La justice et la miséricorde chez François Mauriac » et « Jean Giono et l’affaire Dominici ».



lundi 17 octobre 2011

La figure d'André Gide, par Marcel Arland

Nous avons vu récemment que Marcel Arland jugeait avec sévérité les « juges » d'André Gide dans son recueil de critiques des Lettres de France, parue en 1951 chez Albin Michel. Critique intéressante à confronter avec le Moment littéraire qu'il donnait dans l'édition du 29 décembre 1951 de La Gazette de Lausanne, autour cette fois des livres de souvenirs de Jean Schlumberger, Roger Martin du Gard et Claude Mauriac.



LA FIGURE D'ANDRÉ GIDE

« Il a fallu la rigidité dernière de ses traits, figés dans un silence définitif, pour nous faire sentir tout ce que l'œuvre avait laissé échapper de l'homme, toute la part de lui-même, de sa séduction et de sa noblesse, dont elle ne nous conserve qu'un reflet. » C'est Jean Schlumberger qui parle ainsi, en tête de l'Hommage à André Gide que vient de publier la Nouvelle Revue Française. Lisez cet Hommage : si diverses qu'en puissent être les voix, c'est la figure de Gide, beaucoup plus que son œuvre, qui s'y trouve interrogée. Les livres mêmes que l'on a consacrés depuis quelques mois à André Gide, sont des souvenirs, des confidences, des témoignages, non pas des études. Ces livres répondent aussi bien à l'appel du public ; et, sans doute, il entre de tout dans une telle curiosité : le goût du ragot et de la révélation scandaleuse, comme l'attrait d'une figure si complexe et si rare. Mais enfin, quelque part de lui-même que Gide n'ait pu traduire dans son œuvre, il a nourri cette œuvre de sa propre vie, il y a mêlé et patiemment composé sa figure. L'œuvre elle aussi se trouve donc mise en jeu, lorsque nous cherchons à connaître l'homme.
L'homme ne cesse de nous surprendre. Il n'est pas jusqu'à ses amis les plus intimes qui, racontant leur commerce, ne semblent eux-mêmes à tout instant s'étonner. Si bien que nous suivons leur témoignage comme une enquête, une progression découverte, et l'on dirait un peu comme un roman.
Au premier rang de ces témoignages, je place les Notes sur André Gide que nous donne Roger Martin du Gard. Le titre est modeste ; mais l'œuvre, ferme et d'un grand prix. C'est que l'amitié que l'on y sent ne comporte aucune complaisance ; c'est aussi que l'auteur apporte à ce témoignage le scrupule, le travail, l'aplomb scénique, le trait sobre et vigoureux, que nous aimons dans son œuvre de romancier. La plupart des témoignages que l'on nous propose pourraient s'intituler : Gide et moi ; quelques-uns, Moi et Gide. Martin du Gard n'a d'autre souci que de restituer une figure, telle qu'il l'avait surprise ou lentement cernée. Si sa propre figure ne s'en affirme pas moins dans ces Notes, il le doit à son objectivité même, qui nous fait sentir tout ensemble, entre le modèle et le peintre, l'opposition et l'alliance de deux natures.
Il n'est rien d'aussi plaisant que la première rencontre de Gide et de Martin du Gard. Le jeune auteur de Jean Barois se hasarde en 1913, dans le petit et déjà fameux local de la N.R.F., rue Madame. Entre des registres, des tasses dépareillées et des gâteaux secs (ce n'était pas encore l'époque des fastueux cocktails), voici Gaston Gallimard et ses premières séductions ; Jacques Rivière, gracieux et gauche, qui sert gentiment un thé de patronage ; Jean Schlumberger, qui va de l'un à l'autre, courtois et attentif ; Henri Ghéon, « Barbe-bleue hilare, qui s'agite comme un démon » ; Léon Paul Fargue : « curieux mélange de sensualité frémissante et d'impassibilité orientale » ; la cigarette aux lèvres, « la voix douce, enjôleuse, il s'écoute, semble dicter un texte et le déguster au passage ». Mais la présence de tous ces personnages ne suffirait pas à expliquer cette légère odeur de soufre qui rôde dans la boutique. Patience ; la porte s'entre-baîlle : voici l'Ange des Ténèbres, qui de loin a flairé l'innocence et vient séduire notre Eloa.
« La porte s'entrouvre. Un homme se glisse dans la boutique, à la façon d'un clochard qui vient se chauffer à l'église. Le bord d'un chapeau cabossé cache les yeux ; un vaste manteau cloche lui pend des épaules. Il fait songer à un vieil acteur famélique, sans emploi ; à ces épaves de la bohème qui échouent, un soir de dèche, à l'Asile de nuit ; ou bien à ces habitués de la Bibliothèque nationale, à ces copistes professionnels, au linge douteux, qui somnolent à midi sur leur in-folio après avoir déjeuné d'un croissant. Un défroqué, peut-être ? Un défroqué à mauvaise conscience ? Gautier accusait Renan d'avoir gardé cet « air prêtreux »... Mais tous s'approchent, c'est quelqu'un de la maison. Il s'est débarrassé de son manteau, de son chapeau ; son complet de voyage, avachi, ne parait pas d'aplomb sur son corps dégingandé ; un cou de vieil oiseau s'échappe de son faux col fripé, qui baille ; le front est dégarni ; la chevelure commence à grisonner ; elle touffe un peu sur la nuque, avec l'aspect terne des cheveux morts. Son masque de Mongol, aux arcades sourcilières obliques et saillantes, est semé de quelques verrues. Les traits sont accusés, mais mous ; le teint est grisâtre, les joues creuses, mal rasées; les lèvres minces et serrées dessinent une longue ligne élastique et sinueuse ; le regard glisse sans franchise entre les paupières, avec de brefs éclats fuyants qu'accompagne alors un sourire un peu grimaçant, enfantin et retors, à la fois timide et apprêté ! Schlumberger le guide vers moi. Je reste confondu : c'est André Gide... ».
Et Gide entraine le jeune romancier dans l'arrière-boutique, s'accroupit sur un escabeau, murmure quelques propos aimables. Il hésite encore, il suppute, il se rassemble. « Tout à coup il se redresse, pose un coude sur son genou, le menton sur sa main mollement repliée, me regarde, et commence à parler d'abondance. La voix dévient aisée, coulante ; elle est admirablement timbrée, chaude, basse et grave, confidentielle à souhait et enjôleuse, et sussurrante, avec des modulations nuancées, et, par instants, un brusque éclat...» Comment résister à cette voix savante, au chatoiement des idées, à cette force naturelle, à ce génie ? Et comment résister à cette figure ? « Je l'avais vue, dit Martin du Gard; mais je ne l'avais pas regardée. Peu m'importe la barbe de deux jours, les cheveux mal entretenus, le col en accordéon. Combien je suis sensible maintenant à la noblesse de ce visage frémissant d'émotion et d'intelligence, à la tendre finesse de son sourire, à la musique de sa voix, à l'attention, à la chaleureuse bonté du regard dont il vous enveloppe ! Car il ne me quitte pas des yeux. Visiblement il cherche la réciprocité, l'accord ; il offre l'échange, il quête une alliance. Cette sympathie me bouleverse... » C'en est fait : le Séducteur a triomphé, et si pleinement que soudain, sans un mot, sans un regard, sans le moindre signe d'adieu, il plante là sa conquête.
Ce fut pourtant une longue et noble alliance, qui fait honneur aux deux écrivains. Leur amitié s'est nourrie de leurs dissemblances et de leur mutuelle franchise. Dans le bon sens, le réalisme et la stabilité de son ami, Gide trouvait un contrôle, dont il a lui-même, plus d'une fois, souligné le bienfait. Et Martin du Gard, de son côté, se plaît à reconnaître ce qu'il doit à Gide : en premier lieu, de plus strictes exigences sur la qualité de l'œuvre d'art. Parlant de Gide, il peut être sévère ; il le serait moins, s'il avait pour lui moins d'estime ; il ne l'est que pour rappeler Gide au meilleur de lui-même. Voilà le propre d'une amitié véritable. Et Gide le sait, l'approuve, s'y prête, qui, par delà les sautes d'humeur et les brusques engouements, reste fidèle à Martin du Gard, comme il reste fidèle, depuis plus longtemps encore, à Schlumberger.
Au demeurant que lui reproche Martin du Gard ? D'être maniaque et tyrannique, d'être homme de lettres, du matin au soir même dans le plaisir, même dans l'amour ; de tout ramener à son œuvre, à sa figure, à cette statue qu'il « module d'avance avec une astucieuse sincérité ». Mais aussitôt : « Comme je suis injuste ! Ai-je jamais passé une heure auprès de lui sans en revenir enrichi ! »
Ah ! une telle amitié n'est pas de tout repos ; et l'on devine aisément combien Martin du Gard put être parfois gêné, malheureux, scandalisé (c'est même là l'un des agréments de son livre). « Je lui fais remarquer, note le narrateur, qu'il vient de se contredire. Il me répond en souriant : « Vous connaissez le mot de Stendhal : J'ai deux manières d'être ; bon moyen pour éviter l'erreur ». N'est-ce qu'une boutade? » Deux manières d'être, quelle modestie ! Gide en a dix, en a vingt ; il semble qu'il en ait autant que de témoins. Voyez-le simplement à Cuverville, plein d'attentions et de silences à l'égard de sa femme, puis courant sous la pluie, dans les ténèbres, à travers la campagne ; flattant dans une masure la tête d'un enfant rachitique ; tremblant d'émoi en montrant le banc, le banc de La Porte étroite, gloussant de plaisir quand il rapporte le srunom dont le village l'a baptisé : « l'idiot ». N'est-ce pas assez ? Voyez dans l'Hommage de la N.R.F., Dominique Drouin nous le montre qui, « vêtu d'un costume de bain noir, trop large, piaffe dans l'allée boueuse, offrant à l'averse tantôt ses reins, tantôt sa poitrine, et tendant vers elle des bras reconnaissants, tandis que, derrière la porte vitrée, sa femme l'observe avec consternation, entre deux petites Luxembourgeoises absolument médusées ».
« De tout temps, écrit Roger Martin du Gard, la gravité lui a été naturelle ». Mais de cette gravité, il lui arrive de se faire un masque. Mais encore, à Pontigny, il est le maître des petits jeux, des impromptus et des farces (il n'a pas été remplacé).
Il veut lire à son ami un rapport officiel sur la misère d'une tribu d'Afrique ; vingt-quatre ans ont passé depuis ces faits : mais Gide sanglote, se lève, titube et s'enfuit dans une autre pièce. — Et le voici à Nice, dans une salle de cinéma ; il a pris la fâcheuse précaution de se munir de deux caleçons superposés ; mais quelle chaleur ! Gide se penche sur Martin du Gard : « Si seulement vous consentiez à m'aider un tant soit peu, cher... A la faveur de l'obscurité, peut-être ne serait-il pas impossible, très discrètement... »
Mettez-vous à la place du narrateur. Le rôle d'Alceste est de ceux qu'il peut tenir. Donc il dit à Gide
que tel chapitre de Geneviève est « franchement mal venu », que son discours d'Oxford, sous une forme raffinée, est, hélas ! d'une « banalité de pensée manifeste » ; qu'il peut et doit se corriger au plus tôt d'une gravité intempestive. Mais lui dire que « l'on ne se déculotte pas au cinéma » !... Bon, Martin du Gard bougonne, parfois s'insurge, mais enfin déplore d'être assez faible pour « souffrir du qu'en dira-t-on », et conclut en rappelant le mot d'une amie commune: « Ne souhaitons pas qu'il se corrige du moindre de ses travers : il perdrait toutes ses qualités, du même coup ».
Ainsi de tous rapports entre les deux amis ; c'est, chez Gide, un incroyable jeu, mais le plus naturel, et souvent pathétique, de séductions, de désinvolture et de généreux abandon ; une grande chaleur humaine, avec ses heures de sécheresse ; un art, un don de vivre, qui tout ensemble blesse et désarme par ses excès. Et chez Martin du Gard, à mesure qu'il découvre son ami, c'est une suite de concessions et de reprises, de jugements et de repentirs, une constante mise au point. Il peut nous arriver d'en sourire, comme d'une fine comédie ; mais nous aimons ces scrupules d'un cœur droit. Gide, écrit-il par exemple, aborde toujours les idées de biais, — Oui, mais, continue-t-il, c'est de son biais, ce qui constitue déjà une originalité. — Attention ! prendre un chemin détourné, ce n'est pas explorer un pays neuf. — Mais quelle magie dans son style ! — Sans doute, mais il use parfois de cette magie pour donner le change sur un lieu commun. — Peut-être. Mais un lieu commun ne traverse pas l'esprit d'un Gide sans s'y transformer... S'il s'en tient là dans ses Notes, c'est pure charité pour nous.
« Je crois, dit Roger Martin du Gard, n'avoir caché à Gide aucune des notes que je publie ici ». Et l'on peut croire que Gide, devant l'image que nous propose l'ensemble de ces notes, n'eût pas été mécontent. C'est un livre dont il ne sort certes pas diminué.
Le témoignage de Claude Mauriac : Conversations avec André Gide, plus minutieux dans l'instant, plus proche du journal intime et de la confidence, plus ingénu, n'a trait qu'à une phase de la vie d'André Gide. C'est toutefois un document d'un vif intérêt. (Déjà, quelques-unes de ces pages avaient retenu l'attention, quand elles parurent, à la mort de Gide, dans l'Hommage très particulier que composa la Table ronde.)
Un document, et, à sa manière, une histoire d'amour. Très jeune, Claude Mauriac rencontre Gide dans un café ; il se présente : « le fils de François Mauriac » ; voilà des mots qui pourraient ouvrir les cœurs les plus revêches. On cause, on se découvre des sympathies communes, voire en politique. Gide avoue que, ce même jour, il est allé deux fois au cinéma : « Je me sentais si abandonné, si seul... » Quelle détresse au cœur de la gloire ! Le jeune homme s'émeut et rêve de l'en tirer.
Il l'en tire. Il va chez Gide, il le retrouve chez Jouhandeau. « Nous sommes faits pour nous comprendre », lui dit Gide. C'est le début des confidences : « Claude, savez-vous que j'ai une fille ? » Et Claude, pudiquement: « Non, pas du tout ». Un autre jour : « Je me sens en confiance avec vous, dit Gide, et je m'en étonne presque. Vous m'êtes beaucoup plus proche que votre père. » Pourtant Gide aime bien l'auteur de Génitrix ; et François Mauriac, de son côté, aime bien Gide, ne l'aime que trop. Mais quoi ! « II y a entre nous une timidité qui tient à mon âge, et peut-être au sien : je ne me sens vraiment proche que des jeunes gens. »
Oui, cet homme dont on veut faire un pervertisseur, c'est avant tout le goût de l'innocence, qui l'anime. Claude n'en peut douter, et comment ne serait-il pas conquis par les marques d'amitié qui lui sont prodiguées ! Les confidences les plus intimes et les plus audacieuses, les secrets que l'on hésite à confier à l'ami de toute une vie : c'est ce jeune homme qui les reçoit. C'est à lui qu'André Gide expose comment malgré lui, il fit souffrir ; comment et à quel point il souffrit lui-même.
Vient l'été, l'été de 1939, et l'amitié grandit encore. C'est à Malagar, dans le domaine de François Mauriac, dont Gide est l'hôte. Journées pleines et émouvantes; voir l'un près de l'autre son père et son illustre ami, les entendre parler, les surprendre dans leurs oppositions et leur accord, c'est pour le jeune homme un enchantement. Son père lit le poème d'Atys, et Gide aussitôt : « Tout est beau, d'un bout à l'autre, d'une rare beauté... Que ne publiez-vous ce poème ? Ce serait une surprise, une stupeur... — Justement, s'écrie François Mauriac, et j'ai trop peur de scandaliser... Je représente tellement pour tant de jeunes gens, pour tant d'hommes... J'ai une telle responsabilité... Je sais bien que j'occupe une place imméritée. Mais que faire ? » Voilà de ces débats dont une jeune âme se trouve à bon droit enivrée. Et Gide lit a son tour l'une de ses œuvres : L'intérêt général ; hélas ! elle est mauvaise ; François Mauriac en montre les défauts ; Gide enchérit, accuse sa vieillesse, et ne trouve enfin un peu de réconfort que dans les encouragements de Claude...
C'est en vérité l'homme le plus nu, le plus désarmé, que nous croyons surprendre dans ces pages. « Si vous saviez, Claude, comme je me dégoûte parfois... Il y a en moi un besoin de sympathie, d'amitié, qui me conduit aux limites de l'hypocrisie. Oui, le mot n'est pas trop fort ni celui de perfidie. » Paroles excessives, paroles injustes ; paroles fort subtiles toutefois, et qui eussent pu troubler une flamme moins ardente que celle du narrateur.
Car voyez. Deux semaines s'écoulent. Gide et Claude Mauriac se retrouvent à Pontigny. Mais le maître se disperse, papillonne, préside aux petits jeux. Ce ne serait rien, cela n'aurait pas d'autre effet qu'un pincement au cœur. Mais soudain, un soir, tandis qu'André Gide fait une lecture de Maldoror, cette figure de lui-même qu'il trahit, qu'il caresse, qu'il proclame : c'est une figure proprement diabolique. Gide, on n'en peut douter, est « la chose du Démon », Et Claude Mauriac, blessé dans sa ferveur et son respect, n'a plus d'autre ressource que de serrer d'assez près, le soir, sur un divan, une jeune et jolie Suédoise. « Ce que je reproche à Gide ? écrit-il. Un défaut de pudeur, de réserve, malgré sa réserve, sa pudeur en apparence excessive. Il lui manque cette rigueur profonde sans laquelle il n'y a pas pour l'homme de grandeur. Son intransigeance extérieure cache un cœur qui toujours est disposé à pactiser. »
Que s'écoulent encore quelques années, ce vieillard et ce jeune homme qu'unissait une entente si profonde, se retrouvent à peu près, l'un à l'autre, étrangers.

« Je ne renie rien de cette amitié qui est une des plus précieuses que j'aie éprouvées, écrit Claude Mauriac. Je constate seulement qu'elle ne correspond plus à ma personnalité présente. » Les personnalités ont de grandes et soudaines exigences. Ce sera la morale de cette histoire, qui, tout compte fait, est sans gaieté.
Mais elle est alerte et vivante, riche de traits, de silhouettes et de scènes. Et l'on se plaît à la jeunesse du regard et de l'accent, à la fraîcheur du témoignage.
J'y ai été plus sensible que d'autres, en me trouvant mêlé à tant de brillants personnages dont Claude Mauriac se fait un instant le chroniqueur. Oui, un soir que Gide, sur un banc de Saint-Germain-des-Près, parlait à son confident des souffrances qu'il « devait à sa fille » : « Quand je pense, dit-il, que Marcel Arland a écrit : « II manquera toujours à André Gide, malgré tout son talent, l'expérience de la douleur. » Et quelques jours après, le jour précisément où Gide vient de lire au jeune homme ces pages qui constitueront le beau, l'émouvant récit de Et nunc manet in te, Claude, déchiré, murmure à son tour : « Dire que Marcel Arland... » Le mot de Gide m'avait un peu surpris ; celui de Claude, je l'avoue à ma honte, s'il m'attendrit, ne m'en donna pas moins le fou-rire.
Non que je ne pusse comprendre les dispositions et la peine de Claude Mauriac. J'aurais voulu m'expliquer ; j'allais lui écrire, peut-être. Mais, tournant quelques feuillets, je vis que l'explication n'était plus nécessaire. Il avait retrouvé la page dont s'était blessé Gide, et deviné le malentendu. Je n'y disais point que Gide ignorait la douleur (je ne le dirais d'aucun homme) ; j'écrivais seulement : « II y a dans l'œuvre de Gide une lacune immense et peut-être est-ce là, en définitive, ce qui provoque ma résistance. Cette œuvre semble ignorer la douleur. Toute l'intelligence de Gide, son intuition et la bonté véritable qui, je crois, est en lui, n'ont pu remplacer ce que la douleur lui aurait apporté s'il en avait accepté l'enseignement. »
Bon ! C'est éclairci ; pourtant je veux revenir sur cette page, qui ne contient rien d'inexact, mais que je n'écrirais pas aujourd'hui. Gide a montré, dans son Voyage au Congo, et plus tard, à maintes reprises, qu'il n'était certes pas insensible aux souffrances des hommes ; il était charitable ; il éprouvait le même sentiment de révolte devant la misère que devant l'injustice. Il s'y est naturellement prêté, autant du moins que le lui permettaient sa vie, ses amitiés, ses voyages, ses lectures et son œuvre. Cette œuvre n'en est pas moins essentiellement une œuvre de luxe, de même que sa vie, qui nous est ouverte aujourd'hui, fut essentiellement une vie privilégiée. (C'est en 1938, à l'âge de 69 ans, qu'il dit à Martin du Gard que la mort de sa femme est le premier grand chagrin de sa vie). — Mais ces privilèges, il lui appartenait de s'en montrer digne, et il l'a fait. Son art, son éthique, sa leçon, ne sont pas axés sur la douleur; mais ce que nul autre que lui ne pouvait dire, et qui n'importe pas moins peut-être que la douleur, il l'a dit. Il en a fait un chant harmonieux jusque dans ses dissonances, comme nous apparaissent enfin, à travers détours et caprices, l'équilibre de sa figure et l'unité de sa vie.

Moments littéraires, La figure d'André Gide, par Marcel Arland
paru dans La Gazette de Lausanne, le 29 décembre 1951