Dix ans après la mort de Gide, le
supplément littéraire de La Gazette de Lausanne des 18 et 19
février 1961 faisait paraître un numéro spécial sur le thème
« André Gide est-il actuel ? ». Jean Bloch-Michel signait
un de ses Moments littéraires intitulé « Gide
aujourd'hui », tandis que Jean Nicollier se souvenait du « Loir
de Neuchâtel » et que Georges Borgeaud, François Nourrissier,
Philippe Sollers et Yves Vélan dressaient le bilan de l'influence
gidienne sur leur œuvre et la littérature en général. Mais à la
Une, Marc Allégret répondait que « Gide n'aurait pas
désapprouvé la nouvelle vague » dans une interview donnée à
Jean-Robert Masson.
"MARC ALLÉGRET :Gide n'aurait pas désapprouvé la « nouvelle vague »EPINGLÉ au mur, un chapeau à larges bords descendant bas sur le front, André Gide nous regarde, par delà le carnet où une main attentive venait d'inscrire les nuances d'une journée congolaise, de dire sa « tiédeur exquise » et ce « mystérieux silence traversé de chants d'oiseaux invisibles ». Il y a trente-cinq ans. Aujourd'hui, dans son appartement proche de l'Etoile, Marc Allégret évoque à son tour quelques souvenirs.— Gide avait sur le cinéma des idées très précises. Pour lui, l'œuvre cinématographique devait être un art de la spontanéité, de la présence aux choses. Dans ce domaine, il rejetait sans hésitation le recours à l'artifice, fût-il génial. Si le jeu subtil des miroirs prenait souvent chez lui force de nécessite, c'était au théâtre seul, estimait-il, à en assumer les péripéties. Gide m'a souvent dit que les mondes du cinéma et du théâtre n'avaient pratiquement rien en commun, ce qui ne lui interdisait pas de regarder d'un œil intéressé, voire amusé les tentatives d'adaptation de ses œuvres théâtrales. Nous avions discuté assez en détail d'une éventuelle transposition à l'écran des Caves ; Gide tenait beaucoup à ce que la caméra, par son extrême mobilité, brisât le cadre proprement théâtral pour restituer l'œuvre dans son son exacte vérité. Il redoutait surtout l'abus qu'un metteur en scène aurait pu faire du répertoire des « expressions consacrées ». Le naturel était pour lui la première des vertus cinématographiques.— Gide n'a-t-il pas noté dans Retour du Tchad, à propos du film documentaire que vous tourniez pendant votre voyage en Afrique : « Somme toute, il me parait que ce qu'il y aura de mieux dans ces vues prises sera plutôt obtenu par un heureux hasard ; des gestes, des attitudes sur lesquelles précisément l'on ne comptait pas. Ce dont on convenait par avance restera, je le crains, un peu figé, retenu, factice » ? N'est-ce pas aujourd'hui la préoccupation de nombreux cinéastes ?— Gide voulait en effet que le cinéma reflète le plus fidèlement possible le vécu, dans son immédiateté et son authenticité. Sans négliger la complexité des problèmes que pose toute mise en scène de cinéma (surtout lorsqu'il s'agit de l'adaptation d'une œuvre littéraire), il estimait qu'un film devrait tout sacrifier à la vraie simplicité. Pour lui, un film réussi « respirait » comme respire et vit la pensée elle-même, avec ce que cela comporte d'irrationnel, d'inattendu, de paradoxal. Pour y parvenir, le film s'autoriserait les mêmes libertés que la pensée vis-à-vis du récit des événements : changements de rythme, rapidité des analyses, usage fréquent de l'ellipse. D'où l'horreur qu'avait Gide des transitions laborieuses et factices, des éclairages préfabriqués, du fondu-enchaîné et de toutes les ficelles du métier qu'on utilisait volontiers avant-guerre. Il était persuadé que le cinéma ferait un grand pas en avant le jour où les progrès techniques permettraient d'utiliser des pellicules assez sensibles pour tourner entièrement un film à la lumière naturelle. Vous le voyez, Gide fut un peu, sur le plan des principes, le précurseur des metteurs en scène de la « nouvelle vague».— N'a-t-il jamais approché de plus près le cinéma ?— Outre cette adaptation des Caves dont nous avions discuté, Gide m'aida pour le scénario de Sans Famille. C'était en 1934 ou 1935 et nous nous étions installés à Castelnaudary pour mener à bien cette tâche. Il s'occupa également du découpage et des dialogues d'un autre film que j'avais entrepris, Sous les yeux d'Occident. L'intérêt qu'il portait à l'œuvre de Conrad et les longues conversations qu'il avait eues avec l'écrivain furent certainement à l'origine de cette collaboration. Ce fut d'ailleurs sur sa demande que je fis tourner dans le film Jacques Copeau. Copeau nous émerveilla : il campait un personnage étonnant, plein de truculence. A ses côtés, jouait un jeune acteur alors inconnu, Jean-Louis Barrault. Le film, hélas ! a disparu pendant la guerre. Gide, enfin, écrivit un scénario qu'il tira lui même d'un de ses œuvres, Isabelle, ce récit qui a pour cadre le romanesque château de Quartfourche. Je ne sais pas non plus ce qu'est devenu ce scénario*.
— Quels étaient les sentiments de Gide devant l'autobiographie filmée que vous aviez décidé de réaliser ?— Il était entièrement d'accord sur le principe et prenait un visible intérêt à sa mise en forme. Il avait cependant posé au départ une condition stricte : que ce film ne fût projeté en public qu'après sa mort. Nous commençâmes les prises de vues au mois de décembre 1950. Quelques semaines plus tard... si nous avions pu mener ensemble le projet à bon terme, le film aurait bien entendu pris un autre visage. Jusqu'à ses derniers jours, Gide aimait discuter des séquences que nous avions décidé de filmer. Je n'oublierai jamais ces heures pendant lesquelles Gide, allongé sur son lit de malade, égrenait de sa voix lente et posée ses souvenirs sur Mallarmé, Mendès, Pierre Louÿs, le monde de la rue Blanche. Il imaginait ce que nous pourrions évoquer à leur propos, et comment l'évoquer, comment fixer par l'image un passé qu'il ne se résignait pas à voir disparaître.— Il y avait chez Gide un amour du concret, une minutie dans l'observation des détails et l'appréciation des nuances, un sentiment aigu de la complexité des êtres et des choses, qui trouvaient dans son œuvre seule leur définitive valeur. L'essentiel était d'abord, pour lui, de montrer, non de prouver. Ne peut-on en conclure que beaucoup de cinéastes, aujourd'hui, sont des gidiens qui s'ignorent.— Un cinéma gidien — je veux dire fidèle aux attitudes de pensée de Gide — pourrait paraître insolite, dix ans seulement après la mort de Gide : il ne cesserait pas d'être actuel. La rigueur intellectuelle, le refus des facilités, le dépassement de la morale, la pratique de l'humour corrosif, la remise en question de toutes choses, le sens de l'ambiguïté, le besoin de justice et la soif de découvrir les autres : de cet héritage que nous a laissé Gide, les cinéastes, eux non plus, n'ont pas à rougir."Propos recueillis par Jean-Robert Masson, La Gazette de Lausanne du 18/02/1961
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* Voir : Le scénario d'Isabelle, André Gide, Pierre Herbart, ed. établie par C. D. E. Tolton, Lettres modernes Minard, 1996, Paris. Présentation du l'éditeur : "Depuis la mort de Gide en 1951, un certain scénario mystérieux sur lequel il travaillait entre 1946 et 1949 suscite la curiosité de tous ses lecteurs. Non divulguée jusqu'à ce jour, cette adaptation cinématographique du «récit» Isabelle (que Gide avait publié en 1911) est le fruit d'une collaboration de Gide avec Pierre Herbart, son ancien compagnon du voyage en U. R. S. S.. Pendant la genèse du scénario, Gide répète souvent dans sa correspondance que dans cette entreprise «tout est à inventer». Aujourd'hui, grâce à la publication du découpage définitif (mais jamais tourné), on peut enfin découvrir ce qu'il voulait dire. Car Gide conçut pour l'écran une nouvelle oeuvre où l'on voit s'élaborer au premier plan les personnages de la jeune Isabelle de Saint-Auréol et de son amant, Gaston de Gonfreville, qui n'étaient que des silhouettes dans le récit. Mais ce qui intéressera encore plus profondément le lecteur du scénario, c'est le talent inattendu dont fait preuve Gide dans la création de scènes spécifiquement cinématographiques dont quelques-unes ne souffriraient pas d'une comparaison avec des scènes de Renoir ou de Welles. En examinant deux manuscrits du scénario, C. D. E. Tolton identifie ce que Pierre Herbart a apporté en propre au texte et, dans son Introduction, il prend en considération les raisons pour lesquelles Gide et Herbart auraient entrepris cette adaptation à cette date ; il analyse aussi quelques-uns des changements qu'ont apportés ces scénaristes au récit original"
* Voir : Le scénario d'Isabelle, André Gide, Pierre Herbart, ed. établie par C. D. E. Tolton, Lettres modernes Minard, 1996, Paris. Présentation du l'éditeur : "Depuis la mort de Gide en 1951, un certain scénario mystérieux sur lequel il travaillait entre 1946 et 1949 suscite la curiosité de tous ses lecteurs. Non divulguée jusqu'à ce jour, cette adaptation cinématographique du «récit» Isabelle (que Gide avait publié en 1911) est le fruit d'une collaboration de Gide avec Pierre Herbart, son ancien compagnon du voyage en U. R. S. S.. Pendant la genèse du scénario, Gide répète souvent dans sa correspondance que dans cette entreprise «tout est à inventer». Aujourd'hui, grâce à la publication du découpage définitif (mais jamais tourné), on peut enfin découvrir ce qu'il voulait dire. Car Gide conçut pour l'écran une nouvelle oeuvre où l'on voit s'élaborer au premier plan les personnages de la jeune Isabelle de Saint-Auréol et de son amant, Gaston de Gonfreville, qui n'étaient que des silhouettes dans le récit. Mais ce qui intéressera encore plus profondément le lecteur du scénario, c'est le talent inattendu dont fait preuve Gide dans la création de scènes spécifiquement cinématographiques dont quelques-unes ne souffriraient pas d'une comparaison avec des scènes de Renoir ou de Welles. En examinant deux manuscrits du scénario, C. D. E. Tolton identifie ce que Pierre Herbart a apporté en propre au texte et, dans son Introduction, il prend en considération les raisons pour lesquelles Gide et Herbart auraient entrepris cette adaptation à cette date ; il analyse aussi quelques-uns des changements qu'ont apportés ces scénaristes au récit original"
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Sur Gide et le cinéma (côté caméra, devant un scenario ou face à l'écran), on pourra se reporter chez :
- Daniel Durosay, Images et
imaginaires dans le Voyage au Congo : un film et deux auteurs,
BAAG n°80, octobre 1988, pp.9-30, ainsi que du même auteur
la notice dans Anthologie du cinéma invisible. 100 scénarios
pour 100 ans de cinéma, dir. Christian Janicot, Arte
Editions-Editions J.M. Place, 1995, p.278.
- C.D.E. Tolton, Réflexions d’André
Gide sur le cinéma, BAAG n°93, janvier 1992, pp.61-71,
Gide au cinéma, BAAG n°107, juillet 1995, pp.377-409,
et André Gide et le cinéma, in Cinémémoire, dir.
Emmanuelle Toulet et Christian Belaygue, Cinémathèque française,
1993, pp.198-202.
- Dominique Noguez, Gide et le
cinéma, Revue des Lettres Modernes, n°1033-1038, 1992,
pp.151-187.
- Paul Renard, Quand André Gide et
Julien Green vont au cinéma, Roman 20-50, n°15, mai 1993,
pp.95-104, et André Gide et Julien Green, cinéphiles,
Positif, n°595, septembre 2010, p.63.