Elisabeth van Rysselberghe naît en 1890 de Maria et Théo van Rysselberghe. Elle a neuf ans lorsque ses parents deviennent des proches d'André Gide. C'est pourrait-on dire, un double coup-de-coeur réciproque : entre Maria, la future Petite Dame, et Gide d'une part, et entre la fille, Elisabeth, et le même Gide.
Gide relève dans une lettre à son ami Copeau que l'adolescente de quinze ans lui porte une "étrange tendresse".
Gide relève dans une lettre à son ami Copeau que l'adolescente de quinze ans lui porte une "étrange tendresse".
Portrait d'Elisabeth par son père Théo van Rysselberghe
(1895-1896)
"Elle était comme subjuguée par Gide", note également Maria, "attirée par une force à laquelle, sans doute, elle ne donnait aucun nom et qui devait s'épanouir plus tard." Quel nom lui donner ? Amour, amitié, admiration ? Aucun des trois et les trois à la fois ; comme souvent avec Gide, il est difficile de démêler les sentiments, d'en exclure un au profit de l'autre, chacun prenant le relais de l'autre, se surajoutant.
Théo van Rysselberghe peint, voyage pour trouver de nouveaux sujets et veut faire régner dans sa maison – sans succès – une discipline morale qui n'est du goût ni de son épouse, ni de sa fille. Elisabeth tient de sa mère et de sa grand-mère un caractère bien trempé où n'entrent pas les considérations bourgeoises. Plongée dans un bain de peinture et de littérature, elle s'affirme en choisissant une toute autre voie.
En 1908, à dix-huit ans, Elisabeth se destine à l'horticulture ! Elle part l'étudier en Angleterre au Swanley Horticultural College qui, créé mixte en 1889, s'adressait exclusivement aux étudiantes depuis 1891. Elle retrouve en Angleterre le poète Rupert Brook avec lequel elle avait une liaison depuis 1911.
A Cambridge, Brook a appartenu à la société secrète des Apôtres grâce auxquels il pénétra aussi dans le Groupe de Bloomsbury, un mouvement de jeunes et brillants intellectuels très libérés. La plupart de ses membres étaient bisexuels : Virginia Woolf, le futur célèbre économiste Keynes, Lytton et James Strachey, les frères de Dorothy Bussy, future traductrice et éternelle amoureuse de Gide...
Elisabeth découvre dans ces fréquentations le mode de vie et la liberté dont elle toujours rêvé : liberté morale et sexuelle dans les discours comme dans les actes, féminisme, esprit de créativité... Puis durant la première guerre mondiale, elle part en Ecosse remplacer les jardiniers réquisitionnés sur le front.
C'est Gide qui lui apprend la mort de Rupert Brook en 1915, et conclut une bien étrange lettre : "Je pense à toi souvent et mon coeur s'emplit de mélodie. Que le printemps est beau cette année ! Une mystérieuse attente frémit au fond de notre deuil. Ton ami."
"Notre" deuil ? Peut-être celui de l'enfant qu'Elisabeth, sa mère et même Gide souhaitaient voir naître de cette liaison avec Brook... En 1916, c'est un autre deuil qui soulève le voile de cette "attente". De retour de l'enterrement d'Emile Verhaeren – avec lequel Maria van Rysselberghe avait eu une aventure passionnée – Gide fait passer un billet à Elisabeth.
"Je n'aimerai jamais d'amour qu'une seule femme ; je ne puis avoir de vrais désirs que pour les jeunes garçons. Mais je me résigne mal à te voir sans enfant et à n'en pas avoir moi-même." Voilà qui n'a rien d'une déclaration mais tout d'une proposition. Honnête.
Pourtant c'est un autre front amoureux qui s'ouvre en 1919 entre Elisabeth et cette fois Marc, le jeune compagnon de Gide lui-même. A nouveau, Gide espère un enfant par procuration et cette configuration triangulaire l'enchante. Mais le ventre d'Elisabeth ne s'arrondit toujours pas malgré son désir sans équivoque :
"[...] au printemps 1920", écrit Maria, "en revenant de Florence, Elisabeth avait fait part à son père de son désir formel d'avoir un enfant en dehors du mariage et, prévoyant que cette forme de vie lui serait très contraire et ne rencontrerait chez lui qu'opposition, elle lui déclara aussi, pour éviter de fâcheux conflits, qu'elle entendait que cette partie de sa vie restât un mystère pour tout le monde. Ses prévisions ne furent que trop justifiées : elle ne trouva chez son père que blâme désapprobation, tristesse, tant au nom de la sollicitude qu'au nom de l'ordre établi. Ce fut une des raisons qui décidèrent Elisabeth à se créer d'abord une vie indépendante, que la générosité d'Emile Mayrisch et son esprit d'entreprise rendirent si aisément réalisable."
Emile Mayrisch – époux d'Aline Mayrisch, alias Loup, grande amie de sa mère – lui confie en effet en 1921 la gestion de la Bastide Franco à Brignoles, vaste domaine où l'on élevait des vers à soie et où l'on travaillait la terre. Elisabeth, femme active, est heureuse. "Je ne suis rien si je ne suis pas vraie, et je ne suis vraie que dans le Sud. Sans trop de livres, sans trop de vêtements, sans trop de civilisation", écrit-elle à Marc en 1920.
C'est dans ce Sud propice à son épanouissement qu'Elisabeth met en oeuvre avec Gide ce plan longuement mûri, ce que Roger Martin du Gard appellera un peu froidement "une expérience de laboratoire". Et Gide réussi là où Marc avait échoué ! "... et c'est ainsi qu'un dimanche de juillet, au bord de la mer dans la solitude matinale d'un beau jour, fut conçu l'enfant que nous attendons." dans ses Cahiers, la Petite Dame accueille l'évènement sans étonnement mais non sans poésie...
Gide espère un garçon, sûr de ne pas savoir s'y prendre avec les filles... Le prénom est choisi : Nicolas. Mais c'est une petite fille qui naît le 18 avril 1923 : Catherine van Rysselberghe, qui ne prendra que plus tard le nom de son père, lorsque Gide l'adoptera après la mort de sa femme Madeleine. Et c'est avec Marc qu'il décide d'aller voir l'enfant, son enfant, pour la première fois : un manifeste...
Elisabeth par Théo van Rysselberghe (1925)
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