"Jeune, il avait l'air d'un clou; il a l'air maintenant d'un marteau-pilon. [...] Il me fait l'effet d'un cyclone figé. Quand il parle, on dirait que quelque chose en lui se déclenche; il procède par affirmations brusques et garde le ton de l'hostilité même quand on est de son avis." (1er décembre 1905, Journal)
Cette impression d'un Claudel "marteau-pilon" n'est pas seulement un portrait physique. Ses jugements littéraires à l'emporte-pièce, son catholicisme intransigeant voire intolérant, son prosélytisme de converti et son nationalisme, tout cela est aux antipodes d'un Gide toujours fluctuant. "Gide est le faux-fuyant : il est faux et fuyant", écrira Claudel. Il n'a pas tout à fait tort :
""Si je consentais à être franc avec moi-même, je crois bien que je dirais que je déteste Claudel." Comme tu lui demandais où il en était avec lui : "J'ai dû arrêter la correspondance; il devenait vraiment trop pressant, il me donnait rendez-vous au pied des autels ! Je n'en pouvais plus."", note la Petite Dame dans ses Cahiers (15 septembre 1918, t.1).
Dès 1912, Gide écrit dans son Journal : "Je voudrais n'avoir jamais connu Claudel. Son amitié pèse sur ma pensée, et l'oblige, et la gêne... Je n'obtiens pas encore de moi de le peiner, mais ma pensée s'affirme en offense à la sienne." Mais les deux hommes n'en continuent pas moins de s'admirer, et de s'écrire jusqu'à la fin des années 30, Gide toujours heureux de se frotter à ce qui lui ressemble le moins, Claudel ne désespérant pas de le mener à la conversion.
Même en 1947, alors que la rupture est consommée, Gide ne peut s'empêcher d'aller serrer la main et féliciter pour son article sur Kafka un Claudel interloqué... Mais revenons encore un peu en arrière. En 1931, alors que la pièce Un Taciturne de Roger Martin du Gard vient d'être montée avec Jouvet, Claudel, à la seule lecture d'un compte-rendu dans un journal, écrit à Jouvet pour lui retirer l'Annonce faite à Marie.
Martin du Gard devient sous la plume de Claudel "un écrivain immonde" dont il ne veut "même pas se rappeler le nom". Un Martin qui a reçu "fameux coup sur la tête" : un coup de marteau-pilon qui donne à Gide l'occasion d'une mise au point : "Mais croyez-moi, il vise bien plus l'homme de Jean Barois que l'auteur du Taciturne, ça vient de loin ! Il procède par intimidation et vous voyez bien que cela réussit, mais naturellement qu'il sait bien qu'on tenait à son estime, j'y tenais moi aussi, j'ai appris à m'en passer, vous ferez comme moi."
A l'étonnement d'Hélène Martin du Gard, Gide répond encore : "Où prenez-vous que Claudel soit si intelligent ? Il a du génie, oui, mais aucune intelligence dans ses jugements littéraire; il fait du reste fi de l'intelligence et le prouve. Et toutes ses dernières oeuvres sont tendancieuses." A ces explications notées par la Petite Dame (5 décembre 1931, t. 2), il faut ajouter l'entrée du lendemain dans le Journal de Gide, revenant sur l'évènement :
"Il n'y a nullement lieu de chercher à "excuser" Claudel. Je l'aime et le veux ainsi, faisant la leçon aux catholiques transigeants, tièdes, et qui cherchent à pactiser. Nous pouvons l'admettre, l'admirer; il se doit de nous vomir. Quant à moi, je préfère être vomi que vomir."
Et avec la version théâtrale des Caves du Vatican, en 1950, Gide tend une nouvelle fois à faire la pige à Claudel par une pièce irrévérencieuse, à se faire vomir une dernière fois. Et comme prévu, Claudel vomit : "La moralité publique y gagne beaucoup et la littérature n'y perd pas grand chose", écrit-il à la mort d'André Gide en 1951.
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