mercredi 12 août 2009

André Breton, Lafcadio et le jeune Allemand

Si dans Situation du surréalisme entre deux guerres* André Breton explique avoir rencontré Gide dès 1916 pour lui faire découvrir Freud, c'est probablement en 1919 et surtout en 1920 que les deux hommes font réellement connaissance.

Breton est entré à la NRF en 1920 sur l'insistance de Paul Valéry. Gaston Gallimard le charge du suivi-clients des abonnés de la revue. Il est également engagé par Proust pour faire les corrections de Du Côté de Guermantes puis par Jacques Doucet comme conseiller artistique et chargé de la Bibliothèque littéraire (qui conserve aujourd'hui de nombreuses archives consacrées à André Gide et notamment des lettres entre Gide et Breton).

A la fin de la première guerre mondiale, Breton intitulait déjà l'un de ses poèmes "Pour Lafcadio". Bien plus tard, dans son Anthologie de l'humour noir, parue en 1966, c'est encore ce personnage des Caves du Vatican qui, seul, semble devoir être retenu de toute l'œuvre de Gide :

"L'humour noir est le véritable compte à régler entre les deux générations d'hommes qui ont pu, à quelque titre, se réclamer de l'œuvre de M. André Gide. Bon gré, mal gré, il faut reconnaître que la publication des Caves du Vatican, à la veille de la guerre, marque entre ces deux générations l'apogée du malentendu. L'ouvrage, dès sa publication dans la Nouvelle Revue Française, provoque deux mouvements d'opinion violemment contradictoires : alors que, décontenancés, la plupart des anciens admirateurs et amis de l'auteur s'empressent d'affirmer qu'il se fourvoie (on l'accuse de s'être laissé aller au "roman-feuilleton", d'avoir sacrifié à la parodie on ne sait au juste de quoi, mais bien à la parodie, on lui en veut d'avoir, pour la première fois, manqué de sérieux), les jeunes gens s'exaltent à vrai dire moins pour l'intrigue du livre, dans sa légèreté fort supportable d'ailleurs, et pour le style, non débarrassé de tout esthétisme, que pour la création centrale du personnage de Lafcadio. Ce personnage, totalement inintelligible aux premiers, apparaît aux seconds plein de sens, voué à une descendance extraordinaire ; il représente pour eux une tentation et une justification de premier ordre. Dans les années de débâcle intellectuelle et morale qui furent celles de la guerre de 14-18, ce personnage n'a cessé de grandir, il a incarné le non-conformisme sous toutes ses formes, avec un sourire que les "tapirs" s'accordèrent à trouver fort séduisant, bien qu'il fut imperceptiblement oblique et cruel. De lui part une sorte "d'objection d'inconscience" beaucoup plus grave que l'autre et qui est loin d'avoir dit son dernier mot. Les idées de famille, de patrie, de religion et même de société sortent on ne peut moins vaillantes de l'assaut que leur livrent chez un adolescent l'ennui le moins résigné, le désœuvrement le plus mobile. "L'œuvre d'art n'est pour moi qu'un pis-aller, déclarera en 1919 à M. Gide un jeune Allemand** qui est venu le voir, je préfère la vie... tenez (et, note l'auteur des Nourritures Terrestres, il étend le bras dans un geste admirable), de seulement étendre mon bras, j'éprouve plus de joie qu'à écrire le plus beau livre du monde. L'action, c'est cela que je veux ; oui, l'action la plus intense... intense... jusqu'au meurtre..." Il est aisé de voir dans cette attitude et dans celle de Lafcadio l'aboutissant logique, actif, moderne, de la conception du dandysme. Sur le "front", Jacques Vaché, par divers côtés très hostile à Gide, rêve d'installer son chevalet entre les lignes françaises et les lignes allemandes pour faire le portrait de Lafcadio. Quelques années plus tôt, Arthur Cravan, neveu d'Oscar Wilde et Lafcadio partiel avant la lettre, avait d'ailleurs on ne peut plus sévèrement, on ne peut plus plaisamment, fait mesurer la distance qui sépare M. André Gide de son héros Mais le principe de réalité n'en a pas moins à plusieurs reprises été mis en vacance par M. Gide, et, puisque aussi bien – humour à part – il est de tous les auteurs contemporains celui qui s'attache le plus à durer, nous sommes quelques-uns à croire que c'est la partie la moins périssable de son œuvre."

C'est pourtant un extrait du Prométhée mal enchaîné que donne Breton à la suite de sa notice, et il doit bien citer également Paludes au moins dans la bibliographie... Mais cette notice n'est qu'un recyclage d'une "vraie-fausse" interview parue dans Littérature, nouvelle série***, en mars 1922 et intitulée "André Gide nous parle de ses Morceaux choisis" :

"Je n'ai jamais été un familier d'André Gide, ce qui sans doute me permet de le rencontrer quelquefois et d'échanger avec lui des propos un peu moins insignifiants qu'il ne voudrait. A vrai dire, quoique la légèreté ne soit pas mon fort, l'auteur des "Caves du Vatican" (ces périphrases lui conviennent) m'amuse, depuis longtemps, beaucoup plus qu'il ne m'alarme. Plus j'irai, plus sans doute j'aurai du goût pour un homme qui se confond. Celui-ci est, à notre époque, un critérium tout trouvé : sa superficialité, ses coquetteries, ses prétentions, que balancent quelques bonnes qualités de second ordre, me renseignent aussi formellement sur ceux qu'il enthousiasme que sur ceux qu'il exaspère.

La scène se passe un de ces derniers jours, à l'heure du thé, dans une boulangerie de la rue de Grenelle.

GIDE : - Enfin qu'attendez-vous de moi ? Mon anthologie, qui vient de paraître à la revue, ne vous a-t-elle pas complètement satisfait ?
MOI : - Excusez-moi, Monsieur, je ne l'ai pas lue.
GIDE : - La voici. Mais ne me demandez pas d'y mettre une dédicace. Ce serait avec plaisir, mais je n'en ai mis à personne.
MOI : - Vous avez, je crois, fait paraître un ouvrage de même genre dans la Bibliothèque de l'Adolescence.
GIDE : - Si vous saviez quelle partie je joue. C'est que je ne suis pas un poète ! Les poètes ont trop beau jeu. Mais moi, de combien de réflexions ne fais-je pas précéder le déplacement d'un seul de mes pions ! J'ai encore beaucoup à écrire mais je connais mon but et le plan même de tous mes volumes est arrêté. Soyez certain que j'avance, avec lenteur, soit ; d'autant plus avec volupté.
MOI : - Ne craignez-vous pas qu'on vous tienne faible compte de ces calculs ? Il s'agit de tout autre chose. Peut-être, en ne voulant vous priver d'aucune chance, perdrez-vous la partie de toute façon.
GIDE : - Je ne dois de comptes qu'après ma mort. Et que m'importe, puisque j'ai acquis la certitude que je suis l'homme qui aura le plus d'influence dans cinquante ans !
MOI : - Alors pourquoi vous préoccuper de sauver les apparences ? On sait maintenant quelle légende il vous plaît qu'on accrédite autour de vous : votre inquiétude, votre horreur des dogmes, et ce côté décevant. Les plus maladroits s'y essayent.
GIDE : - Mais je suis au contraire plus calomnié que jamais. Dans la "Revue Universelle" M. Henri Massis déverse des ordures sur moi. Croyez-moi, Breton, tout viendra à son heure : en lisant mes Morceaux choisis, vous verrez que j'ai surtout pensé à vous et à vos amis.
MOI : - Une préférence ne nous suffit pas. Il n'est pas un de nous qui ne donnerait tous vos volumes pour vous voir fixer cette petite lueur que vous avez seulement fait apparaître une fois ou deux, j'entends dans les regards de Lafcadio et d'"Un Allemand"**. Est-il bien nécessaire que vous vous consacriez à autre chose ?
GIDE : - Ce que vous me dites est bien étrange, mais c'est de la faillite de l'humanité toute entière que vous avez le sentiment. Je vous comprends mieux que vous ne croyez et je vous plains. Comme nous le disions l'autre jour avec Paul Valéry : "Que peut un homme ?" et il ajoutait : "Vous souvenez-vous de l'admirable question de Cervantès : "Comment cacher un homme ?"

André Gide y répond dans son Journal à l'entrée de Janvier 1925 :

"Tout ce que me fait dire André Breton dans sa fausse interview, ressemble beaucoup plus à lui qu'à moi-même. Le genre d'ambition qu'il me prête m'est complètement étranger; mais c'est ce genre d'ambition que lui-même est le plus disposé à comprendre. Il n'est pas une des phrases qu'il me prête, que je ne désavoue; ceci dit pour plus de simplicité – car la perfidie extrême de cet article vient de ceci, qu'aucune de ces phrases je ne puis jurer que je ne l'ai point dite; mais elle est présentée de manière à dénaturer intimement sa signification. Le son même de ma voix est faussé.
Et je vois dans ce camouflage, hélas, plutôt perfide habileté que maladresse. Je ne puis croire que Breton, très soucieux de l'influence qu'il se propose sur des jeunes esprits, n'ait pas cherché à me discréditer, à me perdre. Et il faut reconnaître qu'il réussit de moi un portrait bien consistant et bien hideux.
"

Ce "portrait hideux" va conduire Gide à la méfiance. En 1927, la Petite Dame rapporte : "Gide dit d'Aragon "Je le considère comme un pur, capable de dévouement, beaucoup de talent, du génie si l'on veut. Mais son insolence systématique rend la conversation impossible et assommante." Il est plus sévère pour Breton, qu'il croit capable de maintes trahisons, et semble désapprouver beaucoup de choses de la vie de Soupault****. Il n'insiste du reste pas." (CPD, t.1, p.301)

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* Discours de Breton à l'université de Yale en 1942.

** Sur cette " Visite d'un jeune allemand " qui a beaucoup marquée Breton voir l 'article de Claude Martin paru dans le BAAG n°32, octobre 1976.

*** "Littérature, première série sous couverture jaune, avait cessé de paraître quand je fis la connaissance de ses directeurs : Louis Aragon, André Breton, Philippe Soupault. Comme eux, leurs amis et collaborateurs étaient beaux de la fureur de la jeunesse. Nous devions, par la suite, nous retrouver en diverses occasions de réflexion ou de scandale. Inaugurée par Gide et Valéry, entre autres, la revue au titre railleur, cessa son emploi après avoir publié 23 manifestes dada et le compte-rendu du procès Barrès d'insolente mémoire. Puis Dada s'étala comme on dit en argot sportif. Il y eut un temps de silence. Il se fabriquait de nouvelles amitiés, d'autres voyages de découverte. En mars 1922, parut Littérature, nouvelle série, rose avec Man Ray, blanche avec Picabia ; la couverture, bien entendu. Tout n'était ni si rose, ni si blanc. Il y avait des chamailleries, des exclusives. Le torchon brûlait entre les Dadas d'hier." Jacques Baron, Autour de Littérature, introduction à la réimpression de la revue Littérature réalisée à partir des collections originales de Messieurs André Vasseur, Jean-Michel Place, Bernard Loliée, éditions Jean-Michel Place, 1978.

**** Aragon, Breton et Soupault, que Valéry appelait "les trois mousquetaires"

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