dimanche 11 avril 2010

Gide et Ostrovski

Nos amis des Septembriseurs donnent une coupure de presse parue dans l'Humanité du 19 décembre 1936, traduite d'un article de la Pravda du 3 décembre 36 intitulé Ris et larmes d'André Gide. Le Retour de l'URSS venait d'être publié le mois précédent.
La première partie de cette traduction était parue dans l'Humanité du 18 décembre 1936 et figure aux Gidian Archives dans le volumineux dossier de presse consacré au Retour de l'URSS. Mais cette « suite et fin » en est absente. Voici donc l'occasion d'abouter ces deux parties. Pour une meilleure lecture, je donne ici une transcription de l'image en format texte de la première partie :

« L'écrivain français bien connu André Gide a beaucoup ri, a beaucoup pleuré, durant le séjour qu'il fit dans notre pays cet été. Il rit de joie, il pleura d'attendrissement.
C'est le visage marqué de ce sourire embué de larmes qu'André Gide parcourut le pays entier, et partout on fut frappé, et touché, par l'extrême vivacité de sentiments du vieil auteur. On lui pardonnait bien volontiers cette sentimentalité et lin certain bavardage enthousiaste. Il se rachetait par la noblesse son verbe - verbe à notre avis trop fleuri, mais qui paraissait sincère.
La dernière fois qu'André Gide fut ému jusqu'aux larmes, c'était à la fin d'août à la frontière alors qu'il quittait l'Union soviétique. Il adressa le télégramme suivant à la réduction de la Pravda :
« Au terme de notre inoubliable voyage à travers la grande patrie du socialisme victorieux, j'envoie de la frontière un dernier et cordial salut aux magnifiques amis que je quitte avec tristesse en leur disant, ainsi qu'à l'Union soviétique tout entière « Au revoir » ». André GIDE
Mais sitôt après, les yeux encore embués de larmes, de joie et d'amour, André Gide écrivit, avec une hâte incompréhensible un petit livré intitulé « Retour de l'U.R.S.S. » où rires et pleurs se mêlent à de basses calomnies contre le pays des Soviets, contre ses peuples, contre sa jeunesse. André Gide déclare qu'il s'est « trompé ». Mais on ne comprend vraiment pas quand il a pu reconnaître son erreur. Au début de septembre, il était encore empli d'un enthousiasme sans réserve pour l'Union soviétique et en octobre déjà, le voici qui calomnie.
Hâte-toi lentement. Qui tant se hâte se met sans le vouloir en ridicule posture, Certains prestidigitateurs, certains « parodistes à transformations instantanées » sont passés maîtres dans l'art de se métamorphoser sous les yeux du public. Ils étaient blonds, les voici noirs. Mais André Gide ne possède pas cette dextérité. Sa métamorphose de Paul en Saül, il l'a opérée maladroitement. Cette transformation est toute chargée de criantes et scandaleuses contradictions, et ce sont ces contradictions qui imposent leur marque à son livre.
Ainsi par exemple, dans les premières pages, André Gide parle avec enthousiasme, avec ravissement, de la magnifique jeunesse soviétique, de son apparence florissante, de sa joie de vivre, de son énergie, de sa belle humeur. En chemin de fer, il a passé une soirée avec les Komsomols et il déclare qu'il se souviendra de cette rencontre jusqu'au dernier jour de sa vie.
C'est avec le même enthousiasme, avec des larmes d'attendrissement, qu'il parle des enfants soviétiques, de ces enfants à qui, dit-il, l'avenir appartient.
Mais quelques pages plus loin, Gide, d'une tout autre plume, dans un tout autre style, avec une mesquinerie haineuse et provocante, représente la jeunesse et les enfants soviétiques comme des troupeaux de jeunes êtres qui ne savent que répéter comme des perroquets des phrases apprises par cœur :
A première vue, l'individu se fond ici dans la masse, est si peu particularisé qu'il semble qu'on devrait, pour parler aux gens, user d'un partitif et dire non point: des hommes, mais: de l'homme.
Tous les hommes soviétiques sont semblables entre eux. Ils sont grossiers, chez eux aucune joie de vivre. Ils marchent la tête basse, sans oser la redresser. Ainsi donc André Gide ne se trompe pas, il dit sciemment ce qu'il sait être faux. Est-il donc possible de passer une soirée magnifique, inoubliable, en conversation avec des jeunes gens qui tous se répètent tristement l'un l'autre et qui manquent de toute originalité ?
André Gide raconte avec enthousiasme la manière dont il a vu le public soviétique écouter « Eugène Oneguine » et comme quoi il a rencontré partout des gens à qui ses livres sont familiers, tandis qu'en France il n'est connu que dans un milieu restreint de la bourgeoisie. Il parle de l'essor de l'art du peuple au pays des Soviets. Mais aussitôt, quelques pages à peine plus loin, il affirme calomnieusement qu'en Union soviétique l'art et la littérature restent étrangers aux masses et que « la beauté est considérée comme une valeur bourgeoise ».
Et ainsi de tout le livre: aucune unité d'opinion n'y apparaît. André Gide échoue dans l'art de la métamorphose. Il n'est ni blond, ni noir, il est un déroutant mélange composé d'un vieil écrivain français et d'un sémillant garde-blanc russe.
Mais où André Gide s'empêtre plus encore peut-être, dans les contradictions, où il ment plus consciemment encore, c'est lorsqu'il tente de prouver qu'il n'y a pas de liberté de parole, pas d'autocritique en Union soviétique.
Il écrit que « l'autocritique l'enchantait de loin ». Mais lorsqu'il fut au pays des Soviets il découvrit que :
Cette critique ne consiste qu'à se demander si ceci ou cela est « dans la ligne » ou ne l'est pas. Ce n'est pas elle, la ligne, que l'on discute. Ce que l'on discute, c'est de savoir si telle œuvre, tel geste ou telle théorie est conforme à cette ligne sacrée... Critique en deçà, tant qu'on voudra. La critique au-delà n'est pas permise.
André Gide était en Union soviétique précisément à une époque où le peuple tout entier discutait le nouveau projet de la Constitution ainsi que le projet de loi sur la protection de la famille (sur l'avortement). Etait-ce là de la critique, de l'autocritique ? André Gide n'ose pas le contester sans autre. Il se rendrait trop ridicule, à vouloir contester des faits connus du monde entier. Il trouve une indigne échappatoire dans le mensonge. Il écrit que de nombreuses personnes se sont déclarées contre l'interdiction de l'avortement, mais que « les journaux, il va sans dire, n'ont guère publié que des approbations ».
« II va sans dire » qu'André Gide n'a pas dit la vérité. Chacun sait que les journaux ont publié également les critiques, les critiques négatives aussi, adressées au projet de loi.
André Gide met imprudemment à nu les racines de son manque de véracité. Il ne considère comme autorisée qu'une critique dirigée contre la ligne générale du parti et du gouvernement, c'est le triomphe de la révolution prolétarienne, la victoire du socialisme, la liquidation définitive des classes capitalistes.
En effet, cette ligne générale n'éveille aucune critique au sein des masses populaires les plus larges de l'Union soviétique. C'est cette ligne générale que tous les suppôts du capitalisme, tous les agents de la Gestapo et de Trotski ont critiquée et continuent à critiquer. C'est là une critique contre-révolutionnaire. De quoi André Gide s'afflige-t-il ? Peut-être de ce qu'il n'a pas entendu en Union soviétique la voix des contre-révolutionnaires, des fascistes, des trotskistes ? Alors, ce n'était pas la peine de faire le voyage d'U.R.S.S. pour apprendre qu'en même temps qu'ils liquident la bourgeoisie, les peuples de l'Union soviétique liquident aussi les agents de cette bourgeoisie.
André Gide reproduit servilement dans son livre les calomnies éhontées répandues contre l'Union soviétique par les ennemis de la classe ouvrière. Ici, au pays des Soviets, le dévouement de tous les citoyens soviétiques envers le parti communiste et ses chefs l'enthousiasmait. Il en parlait sans cesse — et toujours avec la plus vive admiration. Mais il déclare maintenant qu'il s'est trompé; il explique l'union des peuples de l'U.R.S.S. par leur asservissement, leur crainte, leur stupidité.
Il accuse en bloc tous les écrivains soviétiques de lâcheté, leur conteste toute pensée personnelle, tout talent. André Gide affirme aujourd'hui qu'un écrivain réellement doué doit toujours être en opposition avec le gouvernement, avec les chefs de l'Etat, que toujours il doit appeler à la lutte contre eux.
André Gide serait revenu fort satisfait des écrivains et de tous les peuples de l'Union soviétique s'il les avait vus lutter pour le capitalisme, contre le parti communiste. Ainsi, il ne se serait pas « trompé ».
Mais à l'heure solennelle où furent emmurées les cendres de Gorki, sur la Place Rouge, devant tant de milliers d'honnêtes citoyens soviétiques, devant les écrivains soviétiques émus et bouleversés par cette mort, voici ce que dit André Gide :
Aujourd'hui, en U.R.S.S. pour la première fois, la question se pose d'une façon très différente: en étant révolutionnaire, l'écrivain n'est plus un opposant. Tout au contraire, il répond au vœu du grand nombre, au peuple entier, et, ce qui est le plus admirable, de ses dirigeants.
Ces paroles, André Gide les répéta plus tard au chevet de l'écrivain Ostrovski. Il les répéta avec l'accent de la conviction, les larmes aux yeux. Puis il baisa paternellement Ostrovski.
André Gide, de sa propre initiative, de sa propre volonté — ainsi qu'il le reconnaît maintenant dans son petit livre — a envoyé au camarade Staline, après son voyage en Géorgie, un télégramme de salutations où il disait son ravissement et son enthousiasme.
N'était-ce donc là de la part de Gide qu'un effet de sa crainte, de sa stupidité, de son manque de talent ? Par son essai de calomnier les écrivains soviétiques, c'est lui-même qu'André Gide démasque. C'est ridicule, et en tant que Français, André Gide sait bien que le ridicule est mortel.
Mais peut-être tout cela n'était-il de la part d'André Gide qu'une grossière comédie, une indigne moquerie à l'adresse de l'écrivain soviétique Ostrovski, porté vers lui dans un élan de confiance, à l'adresse du public soviétique qui recevait André Gide comme un ami.
C'est une trop lourde accusation que porte André Gide contre lui-même lorsqu'il se donne pour un homme qui a pénétré dans notre pays sous le masque d'un ami, pour y mentir ensuite consciemment, pour y dissimuler son vrai visage, comme les faux-monnayeurs de l'un de ses romans.
Pour l'instant, nous nous abstiendrons de nous arrêter à cette conclusion. Nous sommes prêts à mettre cette métamorphose aussi subite qu'incompréhensible sur le compte de l'inconstance de sentiments d'André Gide. En vérité la constance n'a jamais été au nombre des vertus de cet auteur. Il est et reste un digne fils de la petite bourgeoisie française.
(A suivre) »

Suite de l'article dans l'Humanité du 19 décembre 1936

Et pour faire suite aux commentaires sur les photographies d'Ostrovski, celle-ci, vraiment fascinante par la blancheur des draps, des tenues, et les visages d'Ostrovski sur son lit de mort et de Gide à son chevet...



Photographie parue dans André Gide par lui-même,
de Claude Martin, (archives Catherine Gide)

2 commentaires:

Lucien Jude a dit…

Bonjour Fabrice,

Merci pour ce complément fort instructif sur Ostrovski. La photographie est particulièrement frappante quant à elle...
Je note en outre qu'il existe un recensement complet des articles parus sur le Retour de l'URSS et vais de ce pas retrouver ceux qui sont disponibles !

Fabrice a dit…

Le lien que je donne vers les Gidian Archives n'est pas exactement un recensement complet des articles parus. Il y manquait d'ailleurs la suite de l'article traduit de la Pravda retrouvé par Bruno Forestier.
Ces coupures de presse sont celles du fonds Gide de la Bibliothèque Jacques Doucet et proviennent pour la plupart des archives personnelles de Gide.
Le BAAG donne chaque trimestre une partie de ces dossiers de presse.