« C'est au cours d'une journée de travail à la bibliothèque de Bangor, « pour y relire les Pères de l'Église qui se sont un peu occupés de la politique d'Hadrien et beaucoup de ses amours », que Marguerite Yourcenar apprend la mort d'André Gide, survenue à Paris le 19 février. Elle gardait une grande admiration, et une forme de révérence, pour Gide, l'un des premiers grands écrivains à l'avoir tenue en estime, et qui avait, sur la jeune femme qu'elle était et qui venait de se décider à consacrer son existence à l'écriture, exercé une réelle influence : «J'ai pensé à son œuvre et à sa vie pendant la nuit, en une espèce de veillée funèbre», devait-elle confier à Joseph Breitbach; «plus j'y réfléchissais, plus cette œuvre et cette vie m'apparaissaient comme une immense réussite, et dans l'ordre de l'ajustement, de l'équilibre, de l'utilisation de toutes les facultés, une réussite exemplaire (3).»
A plusieurs reprises, Marguerite s'exprimera, avec davantage de précisions encore, sur l'œuvre de cet écrivain, dont l'apport a été très marquant, parfois considérable, pour sa génération. En novembre 1969, elle fera une conférence dans le Massachusetts, à Smith Collège, dans le cadre des manifestations célébrant le centenaire de l'auteur (4). Longtemps plus tôt, en août 1956, elle avait commenté de façon élogieuse l'ouvrage que son ami Jean Schlumberger avait fait paraître sous le titre Madeleine et André Gide (5) et, dans une lettre de 1962, écrite à Schlumberger à l'occasion d'une relecture de son livre, elle développe longuement la réflexion ébauchée lors de ce premier échange :
« Vos notes m'ont ainsi amenée, un peu malgré moi, à tenter de ré-évaluer ce qu'a représenté pour nous André Gide. Je crois qu'il a d'abord, peut-être surtout (ce qui je pense l'eût déconcerté), été pour nous un très précieux chaînon entre le chaos littéraire de notre temps et la tradition classique telle que nous la trouvions dans les grands ouvrages du passé. Dans le désordre des années 20, qui a été pour les hommes et les femmes de ma génération celui de la jeunesse, nous découvrions avec joie un écrivain abordant les problèmes qui nous occupaient tous dans une langue aussi pure et aussi précise que celle de Racine. Ensuite, à l'époque où nous atteignaient Les Nourritures terrestres et L'Immoraliste, il aura été le plus bel exemple d'une sorte de ferveur mystique à l'égard des êtres, des sensations et des choses, le premier et déjà vertigineux palier d'une série de marches qui peuvent du reste mener dans des directions que Gide lui-même n'a pas prises. Enfin, et là le don est déjà plus contestable, le Gide des Caves et de Paludes (c'est par là qu'à vingt-deux ans je l'ai abordé pour la première fois) nous a montré que l'édifice que nous imaginions si solide, parfois si accablant, pouvait s'effondrer (ou paraître le faire) sous une impertinente chiquenaude. Ce qui, je crois, d'abord, a détaché partiellement de lui certains lecteurs, c'est de s'apercevoir combien il était resté
presque étroitement homme de lettres. (...) En dépit des assertions si constantes de Gide, et que d'ailleurs vous ne contestez pas, j'ai peine à croire qu'il ait écrit en fonction de sa femme la majeure partie de son œuvre. (Pourquoi du reste ? Et quel mérite y aurait-il eu ?) Bien plus, je soupçonne je ne sais quoi d'un peu fabriqué dans ce grand amour. Et pourtant, il est curieux en effet qu'au moment où s'ouvre entre eux cette fissure avouée, quelque chose de toute évidence disparaît de son œuvre. Je veux bien que Corydon et Les Faux-Monnayeurs, écrits en dehors d'elle et contre elle, soient, comme vous dites, plus francs du collier (mais le sont-ils vraiment?). N'empêche, il semble qu'une sorte de flux ou de chaleur soit désormais absente, et que de plus en plus l'artiste, et l'homme, solutionne ses problèmes en escamotant certaines de leurs données. On ne voudrait pas, et pour beaucoup de raisons, que ces deux volumes n'aient pas été écrits, et ils dessinent certes la figure que Gide a voulu laisser de soi. Mais déjà le dessèchement commence... Et ceci même rouvre le débat : a-t-il eu appauvrissement du jour où décidément Gide en esprit s'est séparé de Madeleine, ou au contraire l'appauvrissement que je crois discerner ne vient-il pas de ce qu'il ne s'est résolu que
tard à reprendre toute liberté d'expression à l'égard d'elle ?
Ceci n'est pas une dissertation ; je voulais seulement vous montrer combien attentivement je vous ai lu. Ajouterais-je qu'à mesure que diminue, non certes la gloire si méritée de Gide, mais le bruit public fait autour de son œuvre, on entend mieux, me semble-t-il, la voix de certains écrivains de sa génération (je pense spécifiquement à vous) qui se sont presque, dirait-on, volontairement effacés. Je ne risque qu'avec hésitation cette remarque trop personnelle (6). »
De l'influence du « couple » sur la création... Est-il abusif d entendre - on est en 1962 - d'autres échos que ceux d'une judicieuse - mais relativement abstraite - analyse littéraire, singulièrement dans cet « appauvrissement » de Gide séparé de Madeleine, dont Marguerite Yourcenar se demande s'il ne vient pas surtout d'une trop tardive séparation ? »
Josyane Savigneau, Marguerite Yourcenar. L'invention d'une vie.
NRF biographies, Gallimard, 1990, Paris.
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(je conserve ici la numérotation originale des notes)
3. Lettre à Joseph Breitbach, du 7 avril 1951, fonds Harvard
4. « André Gide revisited », in Cahiers André Gide, n°3 : « Le Centenaire », Paris, Gallimard; 1972, pp. 21-44.
5. Lettre à Jean Schlumberger, du 15 août 1956, correspondance inédite.
6. Lettre à Jean Schlumberger, du 20 février 1962, correspondance inédite.
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