Il y a quelques semaines Jean-Claude Guédon nous signalait un problème de cahier manquant dans une ancienne édition des Romans et récits de la Pléiade. Ce professeur de littérature comparée à l'Université de Montréal et grand défenseur de la libre diffusion des connaissances scientifiques sur le web se trouve être également l'arrière-petit-fils d'Edmond Guédon, jardinier de Gide à Cuverville.
Jean-Claude Guédon a accepté de partager avec nous une lettre autographe de Gide, adressée à son arrière-grand-mère, épouse d'Edmond Guédon, à l'occasion de la mort de celui-ci. Je le remercie très chaleureusement pour son autorisation de publier cette lettre émouvante, ses encouragements et son combat pour le partage du savoir !
Voici aussi l'occasion de faire revivre cette belle figure au travers du Journal de Gide, et qui donne lieu presque à chaque fois à de remarquables entrées de ce Journal – la taille des espaliers me semble notamment une intéressante parabole botanique dont Gide a le secret et l'épisode du prisonnier Allemand à ranger avec ce que Roger Stéphane nomme « la course à la preuve » du Foyer Franco-Belge dans l'évolution du patriotisme gidien...
Lettre autographe d'André Gide à la veuve d'Edmond Guédon
(Archives familiales de Jean-Claude Guédon, encore merci à lui !)
« Edmond m'apporte une paire de sabots neufs. Travaillé avec lui à la taille des pruniers. » (Journal, 3 mars 1916)
Edmond, c'est Edmond Guédon, jardinier au château de Cuverville. Une figure qui apparaît à plusieurs reprises dans le Journal, tout comme Louis Mius contre qui Gide peste ce même mois de mars 1916 :
« La taille de nos arbres fruitiers est terriblement en retard; la sève presse. Je m'y suis mis activement et chaque jour y ai passé près de quatre heures. Il me prend contre Mius de grandes rages à découvrir l'absurde disposition des espaliers. Comme il sacrifie tout à l'aspect et que le moindre vide le désoblige, il s'arrange de manière à ramener de n'importe où un rameau, pour suppléer à celui qui manque, et qu'il aurait dû savoir obtenir. Rien ne dira à quelles contorsions acrobatiques, à quelles saugrenues dispositions mes arbres se voyaient obligés par ce pauvre cerveau. Son rêve aurait été d'écrire son nom partout avec des branches; je retrouve sur les espaliers les formes de toutes les lettres de l'alphabet. Et, pour réobtenir aujourd'hui des dispositions un peu rationnelles, il faut oser de vrais saccages, dont les arbres ne se remettront pas de longtemps. » (Journal, 19 mars 1916)
Comment ne pas songer avec cet art de conduire les arbres à l'art qui consiste à amener les esprits à donner ce qu'ils ont de meilleur, quitte à élaguer, à couper dans le vif ? Dans son Anatomie d'André Gide, Roger Bastide l'exprime bien : « André Gide est plus jardinier qu’herboriste, et quand il soigne ses fleurs, c'est encore aux hommes qu’il pense et à la culture des âmes. »
« Il recommence à neiger. Continué néanmoins la taille des arbres, avec Edmond. Je prends à ce travail un intérêt toujours plus vif, à mesure que je sens que je le fais mieux. Je reviens même à certains arbres dont la taille me semblait, à la revoir, insuffisante. Avec quelle attention je vais suivre la pousse du printemps. » (Journal, 26 mars 1916)
Gide a une affection particulière pour Edmond Guédon. Au détour de l'évocation de « D. », un « homme de peine », Gide explique ainsi : « J'avais pour lui cette sorte d'amitié que je n'ai plus, dans tout le pays, que pour notre vieil Edmond […]. » (Journal, 1er août 1930). Il note aussi l'été 1930 :
« J'ai plaisir à causer avec Edmond, notre jardinier; mais il vieillit; il se plaint de douleurs, de démangeaisons, d'insomnies.
– L'appétit ?
– Oh ! Ça, l'appétit tient toujours. C'est ce que je répétais au docteur : « Quand je serai mort, je mangerai encore. – Vieux gredin ! » qu'il m'a dit. » (Journal, 21 juillet 1930)
On sait aussi que Madeleine était très attentive aux nombreux jardiniers, hommes de peine, domestiques et fermiers de Cuverville. Edmond l'appelait-il « Madame Gilles » comme Gide s'en amuse parfois chez les autres habitants des environs ? Elle essaie en tout cas de lui remonter le moral :
« Edmond, notre jardinier, a depuis quelque temps mauvais sommeil. Les rhumatismes le font souffrir et on ne sait quelle inquiétude nerveuse, quasi morale, le tient éveillé. Ses nombreux enfants sont pourtant tous en bonne santé, heureux; leurs nouvelles familles prospèrent, lui-même a toujours fait de son mieux; mais cette âme simple et honnête craint toujours d'être au-dessous de sa tâche, d'avoir oublié quelque chose, d'être en reste. Et lorsqu'il s'endort aussitôt, fatigué par sa journée de travail, il se réveille dès avant l'aube, beaucoup trop tôt, se lève, se recouche, s'agite.
– C'est aussi les oiseaux qui me réveillent quand ils commencent à crier, dit-il à ma femme. Celle-ci proteste :
– Mais, Edmond, les oiseaux ne crient pas, les oiseaux chantent. Puis elle ajoute : Et vous ne trouvez pas beau qu'ils soient toujours de bonne humeur ? Alors, lui, l'air bougon :
– Eh bien ! On peut dire qu'ils en ont de la chance, ceux-là ! » (Journal, 1er août 1930)
Toute l'humanité d'Edmond se retrouve dans le fameux épisode du prisonnier allemand qui travaille à Cuverville en octobre 1916. Le sourire d'Edmond et le sourire du prisonnier semblent jeter un pont entre les peuples, un pont par-dessus l'incompréhension de Valentine et toutes les incompréhensions que Gide tâchera plus tard de lever :
« La pluie tombe avec abondance et les gouttières sont encombrées de feuilles mortes. Mais, pour dresser la grande échelle, Edmond avait besoin d'un coup de main. On se décide à appeler à la rescousse le prisonnier unique qui travaille à côté, dans la cour des Freger. Je n'avais fait que l'entrevoir, perché sur un pommier dont il gaulait les pommes. Son aspect et l'expression de son visage m'avaient retenu de lui parler. C'est un Saxon, court et râblé, de 32 ans. Nous apprenons par Valentine, qui a engagé conversation, qu'il est cultivateur et père de trois jeunes garçons.
« Des futurs soldats », m'a-t-il dit tout de suite », ajoutait-elle avec indignation en rapportant ce mot qui semblait sorti de l'histoire romaine. Elle ajoutait : « Jamais un Français n'aurait dit ça. » — Tant pis !
Valentine cherche toujours beaucoup plus à se passionner qu'à s'instruire. Quand on lui demande de quels termes le soldat s'est servi, elle hésite; elle ne sait plus, on en vient à se demander si elle a bien compris.
Donc nous avons été chercher cet homme; qui, dans cette manœuvre difficile et même un peu périlleuse, car l'échelle n'en finit plus, se montre remarquablement adroit et fort. Edmond ne cache pas son épatement. Edmond a cinq fils sous les drapeaux, mais on voit bien tout de même que cet «ennemi» ne lui est nullement antipathique; il me l'exprime dans son langage hésitant, maladroit, confus; on voit qu'il a peur de dire des bêtises, peur de s'exprimer mal; mais pourtant, mis en confiance :
« II est tellement rapide ! Il allait trop vite, même... C'est un cultivateur, à ce qu'on dit... (Un long silence.) Oui; enfin, un homme comme nous. (Nouveau silence; puis, doucement, en souriant, mais tristement et comme tendrement :) Ces gens-là, ils ne demandent pas non plus à mourir... »
Dans la crainte alors qu'Edmond ne s'attendrisse à l'excès, je lui rapporte le mot du Saxon à Valentine; que d'abord il ne comprend pas. J'explique :
« Oui, de futurs soldats. Il veut dire : moi, je suis prisonnier; mais j'ai fait de la graine; j'en ai laissé trois là-bas, qui plus tard pourront me remplacer, me venger. »
Mais, tout en expliquant, je songe au sourire qu'avait cet Allemand tout à l'heure, en nous rendant service, à son regard — un sourire si enfantin, un regard si limpide — que je doute décidément si Valentine l'a bien compris. » (Journal, 28 octobre 1916)
En 1949, alors que Cuverville est désormais bien loin, Gide continue d'adresser ses vœux à la famille Guédon (le Robert mentionné dans la lettre est l'un des fils d'Edmond). Il apprend en ce début janvier la mort de son vieux jardinier et adresse à sa veuve le billet suivant (transcription de l'image plus haut) :
« 12 janvier 49,
Les souhaits et les vœux que j'envoyais
hier à Robert vont donc arriver trop tard :
le triste faire-part que je reçois ce matin
me l'apprend. La mort d'Edmond Guedon
m'émeut profondément : l'estime et
l'affection que j'avais pour lui depuis
ma première enfance n'avaient fait que
grandir avec l'âge et c'est de tout
cœur que je m'associe à votre deuil.
Avec mes sentiments fidèles
et du fond du passé
André Gide. »
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