"Pourquoi lire Gide aujourd'hui?
André Gide est un romancier subversif qui est devenu le symbole de l'écrivain vieux et chauve à plaid sur les genoux : on appelle cela un malentendu. Né et mort à Paris (1869-1951), ce protestant est l'un des premiers auteurs à pratiquer l'"outing" : il s'est affirmé homosexuel quand tant d'autres restèrent dans le placard toute leur vie (Proust, Mauriac, le général de Gaulle, non je déconne). Créateur de la NRF, il incarne la figure parfaite du grand écrivain bourgeois qu'un punk BCBG devrait vomir, mais toute son œuvre respire la rébellion : liberté, intelligence, pédophilie... Le prix Nobel de littérature qui l'a couronné en 1947 était une consécration à l'ancienneté. Le tome 1 de la biographie monumentale de Frank Lestringant (André Gide l'inquiéteur) est une lecture indispensable parce que inactuelle. Le prof de littérature en Sorbonne commence par cette question : "Pourquoi Gide aujourd'hui ?" Cela m'a donné envie de relire Paludes, dont Léon Blum écrivit : "C'est Narcisse sans miroir."
Paludes, c'est une blague de potache qui se mue en chef-d'œuvre. Comment ne pas être convaincu dès la première phrase : "Avant d'expliquer aux autres mon livre, j'attends que d'autres me l'expliquent." Pardonnez Gide, il ne sait pas ce qu'il fait. J'aime les livres pour écrivains : les lire vous donne l'illusion d'en être un. Paludes raconte l'histoire d'un auteur à court d'inspiration qui reçoit des visiteurs circonspects, pour leur lire des extraits d'un livre qui n'existe pas. D'aucuns prétendent qu'il s'agit d'une satire du milieu littéraire alors que c'est un condensé de la littérature du XXe siècle à venir. Et d'ailleurs que signifient ce titre, Paludes, et son héros Tityre ? (Paludes signifie "marais" en latin, et Tityre est le nom d'un berger des Bucoliques de Virgile.) Page 18, Gide répond : "C'est l'histoire d'un célibataire dans une tour entourée de marais." Un écrivain fait un métier absurde : un écrivain, ça pérore durant des heures sur une chose inutile, ça cherche sa voix dans l'obscurité. Paludes est un écrit sur l'écriture, un roman sans roman, un making of, un travail sans résultat. Depuis ses origines, le roman rabâche Don Quichotte : la parodie du rêve d'un fou. L'important, c'est de glousser : "Indécision des reflets ; algues ; des poissons passent. Eviter, en parlant d'eux, de les appeler des "stupeurs opaques"." Je ne sais pas pour vous, mais moi ces stupeurs opaques me réjouissent. C'est depuis Paludes que la littérature a le droit de pratiquer le second degré. La sincérité est souhaitable mais plus obligatoire ; de temps à autre, si l'on n'abuse pas trop de la mise en abyme (quelle affreuse chose qu'un auteur qui se regarde écrire !), il n'est pas interdit de faire confiance à l'intelligence de son lecteur pour sourire avec nous de la pitoyable condition de scribouillard prétentieux. On ne lit plus en 2011 comme en 1895, et cela, c'est aussi à Paludes que nous le devons. Des dizaines de milliers de romans ont voulu l'imiter : vous en avez lu combien, dans votre vie, de romans dont le héros est en train d'écrire un bouquin ? Aucun n'a retrouvé le génie ironique et blasé de Gide : c'est un texte de jeunesse (écrit à 25 ans) et pourtant c'est un chant du cygne. Comme tous les chefs-d'œuvre, Paludes est à la fois un point de départ et un point d'arrivée.
samedi 26 février 2011
Beigbeder relit Paludes
Toujours dans le sillage de la parution du premier tome de la biographie Gide, l'inquiéteur, par Frank Lestringant, la chronique de Frédéric Beigbeder publiée le 24 février sur le site lexpress.fr était consacrée à Gide et surtout à Paludes :
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