jeudi 31 octobre 2013

Style, coquilles et Errata


« On raconte que Rosny, exaspéré par les erreurs 
typographiques que les protes faisaient ou laissaient passer,
 écrivit un article vengeur intitulé “Mes coquilles”. 
Quand Rosny le lendemain ouvrit le journal, il lut avec
 stupeur, en gros caractères,  cet étrange titre : 
“MES COUILLES”. Un prote, négligent ou malicieux,
 avait laissé tomber le q... »

(André Gide, Journal, entrée du 15 décembre 1937)


Il y a quelques jours, du côté de Facebook, Julien Mannoni partageait avec nous l'une de ses trouvailles : une revue entièrement anonyme nommée Errata, qui ne semble pas avoir laissé beaucoup de traces dans l'histoire des revues. Pourtant dès son premier numéro daté de janvier 1931, Errata comptait sur la publicité d'une attaque contre Gide, ses coquilles et son style.


Errata, numéro 1, janvier 1931
(merci à Julien Mannoni pour cette image)


L'article intitulé « Le mauvais livre de Gide » a été repris intégralement par Jacques Lynn dans le journal L'Ordre du 23 janvier 1931 :
 
Les Lettres
« Le mauvais livre d'André Gide »
« Sous ce titre, une nouvelle revue, fort piquante : Errata, publie un article très vif contre les « fautes de français » d'André Gide. On se souvient encore des trop nombreuses « coquilles » de L'Ecole des Femmes, des commentaires de deux journaux et de la protestation qu'André Gide publia dans Les Nouvelles Littéraires. Ensuite parut Robert, supplément à L'Ecole des Femmes, petit livre de 80 pages, dont dix blanches, mais ornés d'une feuille d'errata qui ne signale pas moins de 13 fautes d'impression.

Qu'il soit permis tout d'abord, écrit Errata, avec une malicieuse ironie, de plaindre l'auteur et de s'étonner qu'en un volume aussi mince des bévues comme silencieuses, mis pour licencieuses ; du menu repas au lieu de : menu du repas ; albuminerie au lieu de : albuminurie, aient pu échapper tant à son attention qu'à celle du correcteur. Ces fautes dépareraient l'ouvrage si, de plus, n'abondaient dans Robert les tournures vicieuses, répétitions, négligences ou erreurs.

Ainsi peut-on lire :

Page 11 : Je ne me permettais de vous en vouloir à vous personnellement.
Page 12 : ...et, la couvrant de votre nom, d'en tirer à vous gloire et profit.
Page 14 : ...s'empare des papiers intimes de celle-ci, avant même que le mari n'en ait pu prendre connaissance.
Page 16 : Deux phrases successives sont munies chacune de cinq fois le mot que. La seconde de ces phrases est particulièrement lourde : Ce dont, par contre, je me souviens fort bien, c'est que je sentais qu'Eveline en était arrivée à ce point que, quoi que ce soit que je dise, (pour disse, faute relevée aux errata) le son que mes paroles feraient dans son âme serait le même.
Page 17 : — Je n'en triompherai, ce me semble, qu'en n'y pensant point.
Page 18 : — Suprême éloge : on a même été supposer que ce journal était écrit par vous, Monsieur Gide, qui, etc.
Page 30 : — Et qu'eussé-je valu moi-même si je ne m'étais laissé guider par quelques idées supérieures et par des principes dont trop nombreux sont aujourd'hui ceux qui cherchent à secouer le joug.
Page 34 : — Je ne m'expliquai ce qui la put troubler que beaucoup plus tard ; que trop tard, alors que l'irréparable était fait.
Page 34 : — Malgré leurs opinions avancées qu'ils ne se gênaient pas pour professer en public.
Page 35 : — Nos discussions portaient surtout au sujet de l'éducation de nos enfants.
Page 37 : — Répétition du verbe faire : …qui me faisaient protester...; dont le plus souvent elles n'ont que faire...; ...je crois que leur cerveau n'est point fait; je n'ai que faire d'en parler ici...
Page 39 : — … que tout honnête homme souhaite trouver dans la jeune fille...
Page 41 : — Et si encore elle avait gardé ces idées pour elle-même ! Mais non, il lui fallait en semer le germe chez nos enfants.
Page 43 : — Je ne compris que cet acte d'autorité eût été nécessaire qu'alors qu'il n'était déjà plus opportun...
Page 43 : — Elle commençait à se lever...
Page 45 : — Je ne vois pas ce qu'on peut trouver de comique dans... commençai-je de mon plus grand calme, et même avec une nuance d'étonnement et de sévérité.
Page 46 : — …et c'est moi qui détournai mes yeux...
Page 47 : — …un rire que je ne devais plus longtemps entendre, du moins plus de cette qualité pure et charmante, un rire qui plus tard devait se charger d'ironie et de ce que longtemps encore je me refusai à reconnaître pour du mépris, où longtemps je ne voulus voir, etc.
Page 71 : — Malgré 40 degrés de fièvre, elle gardait toute sa connaissance, et malgré la ferme confiance que gardait le docteur Marchant de la sauver...
Page 86 : — Mais ce que je me refuse à admettre c'est que, si imparfaite qu'ait pu être ma vertu, celle-ci ait pu détourner Eveline de sa foi, ainsi que le laisse entendre son journal...
Page 87 : — Plus infirme je me sentais, et plus j'avais besoin de son amour.

La cueillette, on le voit, a été faite avec une minutie extrême. La conclusion d'Errata est sévère :

On compte dans ce court récit une centaine de fois le pronom qui et plus de quatre cent vingt fois le terme que. Gide a sans doute voulu prouver que Robert, son héros, écrit aussi pauvrement qu'il pense. En tout cas, le pastiche est fort réussi.

M. André Gide, qui a beaucoup plus de belle humeur qu'on ne le pense généralement, sera le premier abonné d'Errata.

Jacques Lynn.


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