dimanche 17 janvier 2016

Lettre au pasteur Ferrari


Dans la N.R.F. numéro 178 de juillet 1928, après les lettres à Victor Poucel, Gide a choisi de donner sa réponse à une autre étude parue sur lui : André Gide : le sensualisme littéraire et les exigences de la religion (Lausanne, Association chrétienne d'étudiants, Imprimerie La Concorde, 1927)

Les critiques qui émanent cette fois d'un pasteur protestant, Eugène Ferrari, rejoignent celles du R.P. Poucel : divinisation de la sensation (« Donc, quand il prononcera le mot Dieu, n'y voyons pas invariablement « le Dieu des chrétiens » ; il ne s'agit peut-être que d'une sensation ! ») dans quoi se résumeraient les personnages de Gide, et donc l'éthique gidienne. 

Gide attire encore une fois l'attention de son interlocuteur sur Saül, sur une lecture erronée de l'Immoraliste... Il va également donner le portrait de certains de ses proches, « tant protestants que catholiques, à qui la conviction religieuse semblait mettre un bandeau ». On songe à la scène rapportée par la Petite Dame en 1929, alors qu'elle et Ramon Fernandez sauvent Gide des griffes de Du Bos et ses reproches (notamment à la suite de la lettre à Victor Poucel que nous avons donnée) :

« Nous sortons du local de l'« Union pour la Vérité »; Fernandez propose de me conduire où je voudrai avec son auto; au moment où nous regagnons la rue des Saints-Pères où elle stationne, nous voyons, marchant devant nous, Gide et Charlie qui gesticulent. Je les rejoins pour leur dire adieu, et je dis à Gide : « Fernandez me dépose aux magasins du Louvre. — Comment! dit Gide, vous allez là, mais j'y vais aussi! » et il saute dans l'auto. Il nous dit : « Déposez-moi n'importe où, mais je n'en pouvais plus. Charlie a une manière de vous regarder avec un visage si attristé, et à une telle profondeur! et que voulez-vous que je lui dise? Il m'a dit : "C'est entendu, Marcel ne viendra pas à Pontigny, il n'a peut-être pas été mesuré dans ses expressions, mais moi non plus, cher ami, je ne pourrai jamais vous pardonner cette lettre à Mauriac", etc. Je lui ai dit : Vous m'avez déjà dit la même chose au sujet de la lettre au Père Jésuite (N.R.F. de juillet). "Ah! là, c'était autre chose, je ne pouvais pas supporter de vous voir insulter un saint" (Ignace de Loyola). Je vous assure, la discussion n'est plus possible. » [...] Quand Gide parle de l'attitude des catholiques, j'ai toujours le sentiment qu'il exagère volontiers, qu'il pathétise un peu; mais il faut bien constater qu'à propos de tout, dans les conversations, les revues, les journaux, ça sent la guerre ; les catholiques se tiennent entre eux et combattent où et comme ils peuvent. Fernandez le constate aussi et dit en riant : « Pourquoi ne ferions-nous pas une ligue des humanistes? Il est temps de déclarer ce qu'on pense. — Je ne vous le fais pas dire, Fernandez, répond Gide. — Vous les gênez évidemment plus que les autres, reprend Fernandez, parce que vous ne jetez pas par-dessus bord les valeurs chrétiennes, au contraire; ils ne peuvent pas dire que vous n'y comprenez rien ; vous avez trop parlé de ces choses, comme un qui les voit par le dedans. »
( Maria Van Rysselberghe, Cahiers de la Petite Dame, t. I, Gallimard, p. 415-416)

L'échange avec le pasteur Ferrari s'arrêtera là. Mais Gide le retrouvera en décembre 1933 à Lausanne, où les Bellettriens portent les Caves du Vatican à la scène. Il en résultera un mouvement de protestation de la part de la bourgeoisie protestante, relayé par la Gazette de Lausanne. Le pasteur Ferrari se proposant cette fois de prendre la défense de Gide.


III
A M. LE PASTEUR FERRARI3

15 mars 1928.
Monsieur,

J'ai lu votre étude avec beaucoup plus d'intérêt que vous ne semblez croire. Dans certaines parties tout au moins, elle me paraît des meilleures ; et j'eusse été désireux de vous dire pourquoi dans certaines autres elle me paraît moins bonne, si je ne vous soupçonnais beaucoup moins soucieux de connaître ce que je pense de ces pages, que je ne l'étais d'apprendre ce que vous pensiez de mes livres ; et si d'autre part votre lettre ne prenait soin de m'avertir qu'il fallait moins chercher à voir là votre propre jugement que celui que vous estimiez décent et opportun de formuler.

Il m'arrive bien rarement de lire une critique de mes écrits sans penser d'abord (et peut-être verrez-vous là quelque reste de mon éducation protestante) : c'est peut-être vrai ; le critique a peut-être raison ; car je me méfie grandement des complaisances envers soi-même. Mais du moins puis-je, et d'autant plus, protester, lorsque le critique me prête des pensées qui n'ont jamais été les miennes ; et c'est ce que vous faites parfois, afin d'avoir plus aisément et complètement raison contre moi, raison de moi. Pouvez-vous croire vraiment que de ce sensualisme, que vous peignez comme l'aboutissement plus ou moins conscient et résolu de mon éthique, et dont vous peignez fort éloquemment et sagacement les dangers, ces dangers ne me soient apparus ? La dissolution de la personnalité où menait une disposition trop passive à l'accueil est le sujet même de mon Saül — que vous ne semblez pas connaître — que j'écrivis sitôt après mes Nourritures, en manière d'antidote ou de contrepoids. « Tout ce qui m'est charmant m'est hostile » s'écrie le roi, qui meurt « complètement supprimé » par ses désirs. Et je m'étonne un peu, que vous n'ayez su voir dans mon Immoraliste, que vous montrez que vous avez fort bien lu, le procès même de cet abandon à soi, qui est précisément à l'opposé de cet abandon de soi que nous enseigne l'Evangile.

Me permettrez-vous de vous dire encore ceci : il m'a été donné de connaître d'admirables figures, figures chrétiennes tant protestantes que catholiques, que je n'ai cessé d'aimer, de vénérer ; et encore qu'il me soit difficile de supposer que, sous quelque autre religion que ce soit, elles eussent fait preuve de moins de charité, d'abnégation, de modestie, je veux bien croire que seul le christianisme pouvait mener leurs vertus jusqu'à ce point de sainteté qui échappe à la sagesse humaine et la domine de très haut.

J'ai, par contre, pu voir, et de très près, nombre de chrétiens, tant protestants que catholiques, à qui la conviction religieuse semblait mettre un bandeau (peut-être éblouissant ?) sur les yeux ; dont la sainteté appliquée n'était qu'une forme subtile de l'égoïsme ; qui contraignaient inconsciemment leurs proches à l'hypocrisie, ou les abandonnaient au désespoir, à l'inconduite et à la « ruine de l'âme ». (Vous savez, une phrase de votre lettre me le laisse entendre, que je n'ai rien inventé dans les peintures que parfois j'en ai pu faire — et j'aurais pu montrer bien pis). Mais soyez assuré que, de ces produits de la religion tant protestante que catholique, il ne m'est jamais venu à l'idée de faire le Christ responsable.

Au revoir, Monsieur. Vous me prêtez des sentiments altiers que je suis bien incapable de fournir, lorsque vous m'écrivez : « un esprit tel que le vôtre se soucie-t-il de... » et c'est pourquoi le peu de sympathie que marque malgré tout votre lettre me touche beaucoup plus que vos louanges.

Croyez-moi, je vous prie, bien attentivement et cordialement.

3. Eugène Ferrari : André Gide : le sensualiste [sic] littéraire et les exigences de la religion. (Lausanne. Imprimerie La Concorde).

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