dimanche 24 janvier 2016

Lettre à Walther Rathenau



 Dans une publicité insérée dans le n° de septembre 1928, 
des Nouvelles lettres d'André Gide sont annoncées

Dans la NRF de septembre 1928, la nouvelle livraison de Lettres de Gide repasse en tête du sommaire. Probablement parce qu'elle va toucher cette fois à des thèmes plus énèréfiens : sociologie, problèmes de traductions, ou relations intellectuelles avec l'Allemagne au travers de cette lettre de Gide à Walther Rathenau. Une lettre qui date de juin 1921, tout juste un an avant l'assassinat de Rathenau.

En 1928, Gide séjourne à Berlin en début d'année, puis lors d'un autre voyage par la Belgique et la Hollande, se retrouve au Luxembourg alors que l'Allemagne élit Herman Müller, du SPD. A ces mêmes élections législatives de mai 1928, le Parti national-socialiste d'Hitler se classe dernier, avec 2,6% des voix. Pour en savoir plus sur la rencontre entre Gide et Rathenau, on consultera avec profit le dossier rassemblé dans le BAAG n°181/182.


LETTRES

A WALTER RATHENAU.

Château de Colpach, G. D. de Luxembourg. 25 Juin 1921.

Monsieur Rathenau,

Vous voudrez bien m'excuser, je l'espère, si je ne vous ai pas remercié plus tôt de l'envoi de vos œuvres complètes, auquel pourtant je n'ai pas laissé d'être très sensible. J'attendais d'être à Colpach de nouveau pour vous écrire, auprès de ces amis qui précisément viennent de vous revoir, et avec qui j'ai beaucoup parlé de vous. Je m'étais d'abord promis de pousser une pointe du Grand Duché jusqu'à Berlin, dans l'espoir de vous revoir et de vous prouver ainsi le souvenir que j'avais gardé de votre aimable invitation de l'an passé ; mais je me fais quelques scrupules de distraire trop d'instants de votre temps, qui se doit aux affaires publiques, pour le plus grand bien de l'Allemagne sans doute, mais aussi pour celui de la France, je l'espère fermement.

Pour la première fois depuis la cessation des hostilités, l'horizon, grâce à vous, s'éclaircit un peu, et l'on voit diminuer l'épaisseur des nuées qui s'accumulaient, et qu'on accumulait, entre nos deux pays. J'ai lu, sur vous, quantité d'articles ; il me paraît que l'on fait erreur lorsqu'on écrit que vous n'aimez pas la France — et si je croyais cela, je n'aurais pas accepté de vous rencontrer, vous le pensez bien. Que vous préfériez l'Allemagne, il n'est que naturel; mais ce qui doit nous importer en France, c'est que vous ne conceviez pas, aux dépens du nôtre, le relèvement de votre pays ; c'est que vous considériez au contraire le relèvement des deux pays comme solidaire et parallèle.

J'admire la grandeur de votre rôle ; combien m'intéressait votre pensée, dès avant que j'aie pu causer avec vous, et avec quelle curiosité je la suis à travers vos livres ! Je suis heureux de les tenir de vous. J'ai gardé de nos conversations le souvenir le plus vif, et j'entends encore votre voix en me promenant dans les allées de Colpach. J'attendais impatiemment, je puis vous le dire, le moment où vous seriez appelé au pouvoir, ayant la ferme confiance qu'à vous était réservé un rôle insigne. Vous nous donnez le rare spectacle d'un « spéculatif » aux prises avec la réalité ; cette mise en œuvre, par vous-même, de vos propres idées, prouvera, j'en ai l'assurance, tout à la fois la valeur de ces idées et celle de votre haut caractère.

Veuillez ne point trouver trop impertinente l'attention d'un littérateur, dont l'opinion ne prétend certes pas représenter celle de la France, mais qui peut vous assurer du moins que nombre d'esprits, en France, suivent votre pensée avec l'intérêt le plus vif, et que, parmi ceux-ci, il n'en est point qui le fasse avec plus de cordialité que moi.

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