Dans Le Grand Jeu (1936-1939), paru en 1962 chez Julliard, Alfred Fabre-Luce conclut la première période de ses Vingt-Cinq années de liberté par une description des décades de Pontigny. On y retrouve Gide et Du Bos. Mais je ne résiste pas au plaisir de donner le portrait de Martin du Gard, quelques paragraphes plus haut :
« De l'été 1939, on a dit : «Soixante jours de pluie et puis la guerre.» Pour moi comme pour beaucoup d'autres les mois de juillet et d'août ont été comme absorbés par la tragédie qui les suivit. Je ne puis évoquer que les derniers jours, déjà situés sur le bord de la guerre. Parce qu'on les sentait condamnés, ils étaient devenus, dans leur banalité même, historiques.
J'avais accepté de me rendre dans l'Yonne, à l'abbaye de Pontigny, où se tenait chaque été, sous les auspices d'un ancien professeur au Collège de France, Paul Desjardins, des discussions d'intellectuels qu'on appelait «décades». En arrivant, je ne trouvai qu'André Gide : la décade venait d'être décommandée. Gide, que je n'avais pas vu depuis plusieurs années, me parut inchangé. Ses yeux étroits luisaient d'intelligence et de curiosité. Le compliment que je lui fis parut lui plaire. «Je crois que je serai toujours ainsi », me dit-il avec une certaine complaisance. En cet instant, sans doute, il était sincère. Mais j'ai lu plus tard des notes de Claude Mauriac datées du même mois, qui montrent un Gide pris de doute sur la valeur de ses écrits et disant : «Je fais semblant de vivre.» On vieillit en zigzag. Gide gardait le goût de la jeunesse au point d'en être par instants rajeuni. Il disait : «ce n'est pas parce qu'on arrive au crépuscule qu'il faut trouver l'aurore moins belle.»* Magnifique détachement, où survivait une pointe de désir... Je voyais Gide ce jour-là pour la dernière fois. Je ne le savais pas, mais je sentais – nous sentions tous – qu'après la guerre il n'y aurait plus de Pontigny.
Ma première invitation à l'Abbaye date de 1923. C'était une part du merveilleux accueil que je reçus, très jeune encore, dans la République des Lettres. Jacques Rivière et Albert Thibaudet avaient consacré de grands articles à mes premiers livres. Un chapitre d'Attirance de la Mort avait paru dans un numéro de la Nouvelle Revue Française entre Si le Grain ne meurt de Gide et Anabase de Saint John Perse. Des hommes que je ne connaissais pas, auprès de qui personne ne m'avait introduit, m'avaient découvert, habillé de la prestigieuse livrée blanche et rouge qui était presque à mes yeux celle de la littérature. Pontigny nous offrit un beau décor de rencontre.
Maria van Rysselberghe, Roger Martin du Gard
et Nikolai Berdyaev en 1937 à Pontigny
(Photo du livre Colloque Berdyaev)
De cette première arrivée, je garde le souvenir d'un incident absurde que je conterai, bien que j'en sois le héros comique, parce qu'elle me permet d'honorer un mort. Comme le train entrait dans la petite gare de Saint-Florentin, je pris ma valise et m'apprêtai à héler un porteur. Un passant à l'allure un peu lourde me parut être l'homme que je cherchais et je lui tendis mon chargement. C'était Roger Martin du Gard, que je ne connaissais pas encore. Un autre se fût amusé ou offensé de ma méprise. Mais il me dit cordialement : «Un coup de main ? Volontiers.» Je connus ainsi sa simplicité, son humanité. J'allais découvrir les jours suivants son esprit scrupuleux. Il me questionna longuement sur les origines de la guerre de 1914, et j'eus le plaisir de retrouver l'essentiel de ce que lui avais dit, beaucoup plus tard, dans son roman Eté 1914. Nous nous revîmes à d'autres «décades» et correspondîmes quelquefois pendant la guerre. Il lisait mon Journal de la France avec soin et m'envoyait à ce sujet des lettres un peu sibyllines, qui témoignaient à la fois de certaines réserves et d'une sage prudence à l'égard de la censure. Sa cordialité ne se démentit jamais. Quand plus tard, découragé, il déclara renoncer à s'opposer aux excès de l'épuration, j'eus le tort de le lui reprocher publiquement. La réponse qu'il m'adressa fut d'une simplicité et d'une modestie admirables.
Il m'arrive de rouvrir son Jean Barois, livre tout vibrant de nobles querelles – dreyfusisme, modernisme – qui étaient encore vivantes au temps de mes études. Mais les Thibault me paraissent bien étrangers à l'esthétique de notre époque. J'ai craint que cette œuvre ne fût vouée à l'oubli, ou à la résurrection en URSS. On me dit qu'elle conserve en Occident des admirateurs. Tant mieux. Son auteur est un des ces hommes que j'ai croisés avec respect et que je suis heureux de saluer quand je me retourne vers le passé.
[ici un portrait de Paul Desjardins, une description des paysages de l'abbaye et de la façon dont chacun les habitait en promenades collectives ou en apartés secrets]
André Gide et Charles du Bos dominaient les décades. Le premier ne faisait que de brèves interventions, mais toujours pleines de suc. Il s'attardait parfois étrangement, au sommet d'une phrase, sur une syllabe pâmée. Quand il se taisait, son œil malicieux semblait suivre plusieurs comédies sans cesser d'être attentif au progrès des idées. Il régnait sans le chercher, par la seule force de son intelligence et de sa persistante jeunesse. Du Bos, au contraire, faisait de si longs développements, chargés d'incidentes si nombreuses qu'on s'étonnait de le voir ensuite retrouver le fil de sa pensée. (Il écrivait de même, mais alors l'intonation manquait pour distinguer l'essentiel de l'accessoire, et l'on s'égarait dans le dédale.) Sa critique était toute faite de sympathie : il parlait de ce qu'il aimait et ignorait le reste. On écoutait en lui, avec lui, une musique intérieure. Ensuite, jusqu'au dîner, son confessionnal restait ouvert aux postulants. Du Bos n'était encore qu'un esthète, mais il y avait déjà en lui la place vide où plus tard s'installerait le Dieu des chrétiens. Il parlait de Keats ou de Constant avec une gravité religieuse qui étonnait les simples amateurs. Ses scrupules, ses distinguos, sa curiosité du péché semblaient égarés hors du catholicisme. Son regard bleu très pur, rayonnant quand il parlait d'un beau «texte», voilé d'une pathétique résignation quand il lui fallait écouter quelque imbécile, était déjà celui d'un saint. Au terme de ses analyses, il cherchait des dogmes. Gide lui disait, avec une ironie encore amicale : «Vous avez besoin de vous donner à vous-même l'exequatur.»
Les discussions sur la religion, qui nourrissaient assez largement l'entretien de ces deux hommes – comme celles qui opposèrent Gide et Jammes, Gide et Claudel, Claudel et Suarès, et dont on trouve la trace dans leurs correspondances – ne doivent pas être prises trop à la lettre. Entre ces hommes de lettres, la religion et l'athéisme étaient aussi des instruments de domination. Gide considérait ses amis catholiques avec un mélange de dédain et de jalousie. Leur aptitude à négliger ou surmonter les objections le scandalisait et l'émerveillait. Pour un peu, il eût parlé d'escroquerie ; mais il se sentait tout même envie, par moments, «de rouler sous la Table Sainte». Ce qui l'agaçait le plus était de voir Du Bos essayer de l'emprisonner en célébrant d'anciennes pages d'effusion chrétienne qu'il avait désavouées depuis longtemps. Le désaccord alla s'accentuant. Quand Gide célébra Corydon et adhéra au communisme, Du Bos l'accusa «d'inversion généralisée». Gide répondit en répétant un mot de Mme van Rysselberg [sic] : «Charlie fait son salut sur votre dos.» Mais lui-même continuait à employer dans ses écrits les mots «Dieu» et «âme» qui, si l'on prenait à la lettre son idéologie, ne présentaient aucune signification. »
Fabre-Luce évoque encore Maurois, Mauriac, Groethuysen et enfin, plus longuement et dans un savoureux portrait, Malraux chez qui « mythe, mysticisme et mystification sont des mots mal discernables »...
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* La citation exacte tirée d'Ainsi soit-il est "Ma propre position dans le ciel, par rapport au soleil, ne doit pas me faire trouver l'aurore moins belle."
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