dimanche 24 janvier 2016

Lettre à Louis Laloy

Suite des Lettres de Gide parues dans la NRF de septembre 1928.

L'article auquel cette lettre de Gide répond ne figure pas dans les Gidian Archives mais on le retrouvera dans le Dossier de presse de Voyage au Congo et du Retour du Tchad publié dans le BAAG N°129. Son auteur, Louis Laloy, élève de Vincent d'Indy devenu musicologue, avait donné des Notes sur la musique à la NRF dans les années 1909-1910.


II
A LOUIS LALOY
(non envoyée)
Paris, le 14 Mai 1928.
Mon cher Louis Laloy,

Vous parlez excellemment de mon Retour du Tchad, et je vous en sais gré. Mais, au cours de votre article, vous parlez des livres de Lévy-Bruhl sur la Mentalité Primitive en homme qui ne les connaît pas et qui semble ne point se douter de leur importance, de leur valeur. J'en parlais exactement de même il y a peu de mois encore, après lecture superficielle et imparfaite. Certaines remarques de vous à leur sujet m'invitent à vous répondre. Vous écrivez — et il y a quelques mois encore j'aurais écrit avec vous : « Je ne conteste nullement le mérite de cet ingénieux philosophe, l'un des maîtres de la sociologie. Mais c'est la sociologie qui me paraît vaine. Je ne suis pas plus sociologue que socialiste, et pour la même raison : ne pouvant croire, ni au bonheur collectif, ni aux idées collectives, je reproche à l'une et l'autre doctrine de prendre pour réelles des abstractions. »

Eh, bien non, cher Laloy, ce n'est pas du tout de cela qu'il s'agit. Et tout d'abord, relevant certains exemples de mon livre, à l'occasion de quoi, citant Lévy-Bruhl, je me reportais à certaines coutumes des indigènes du Kamtchatka, vous contestez que la mentalité de ces tribus puisse avoir quelque rapport avec celle des sauvages du centre de l'Afrique. Or, en quelque endroit que nous retrouvions des peuplades primitives, que ce soit sous l'Equateur africain ou dans les îles océaniennes, dans la Terre de feu ou dans la région glacée voisine du pôle nord, si diverses en apparence que puissent être leurs coutumes, la mentalité primitive est à peu près la même, nous apprend Lévy-Bruhl. Et je suis trop individualiste pour ne pas applaudir à votre phrase : « Les êtres vivants ont tous une personnalité définie, sans quoi ils ne vivraient pas ». Mais, précisément, nous nous trouvons ici devant des êtres non encore individualisés, et qui ne vivent pas encore, du moins qui ne vivent pas d'une vie personnelle, d'une vie particulière.

Vous reportant à mon livre et citant, en démenti de ce que je dis ici, les portraits particuliers que j'ai pu tracer de quelques indigènes, vous parlez de l'un qui est un blanc, de l'autre qui est un métis, et d'un troisième, islamisé et fruit d'une demi-civilisation déjà vieille. En général, nous n'avons eu affaire dans notre voyage qu'à des indigènes déjà dégagés de la communauté primitive, mais notre cuisinier par exemple, dont je n'ai que fort peu parlé... quelle n'était pas ma surprise, et parfois mon irritation, de ne pouvoir obtenir qu'il parlât de lui-même à la première personne. Dans mon incompréhension, je pensais, avant lecture de Lévy-Bruhl, qu'il n'y avait là qu'une connaissance insuffisante du français, et je le reprenais sans cesse, car, d'autre part, il n'était point sot. « Il est tombé. Il a fait... ceci ou cela ». Qui, il ? Ce il était tantôt moi, tantôt mon compagnon de voyage, tantôt n'importe qui d'autre, tantôt lui... Je crois aujourd'hui qu'il fallait plutôt voir là (si bizarre que cela nous paraisse), chez cet être resté primitif malgré sa continuelle fréquentation des blancs, une grande difficulté à se distinguer des autres, et à nous distinguer entre nous. Et, bien entendu, il ne lui arrivait jamais de nous confondre, ou de se confondre avec nous ; mais, mieux averti, quel intérêt n'aurais-je pas trouvé à étudier, dans cet obscur cerveau, l'informe lutte entre le commun et le particulier, entre l'unanime et l'individuel. Force est de se convaincre que la personnalité humaine, l'être moral et responsable, est déjà l'effet de la culture, l'obtention première de la civilisation, et qu'à l'état primitif, en dépit des moralistes ou théologiens, le moi, le je n'existe pas. Rien n'est plus difficile à comprendre, et, une fois compris, plus difficile à admettre ; et rien n'est plus important. L'homme primitif ne naît ni ne meurt ; il est ; ou plus exactement ils sont.

La sociologie, à vrai dire, m'intéresse fort peu, ou du moins m'intéressait fort peu tant que je n'y voyais en effet rien de plus que ce que vous y voyez encore vous-même : l'étude des collectivités ; car l'individu seul m'intéresse. Je me souviens d'avoir écrit, fort impertinemment d'ailleurs, (il y a longtemps) : « c'est l'homme et non point les hommes, que Dieu a fait à son image ». Mais force m'est de reconnaître aujourd'hui que l'homme même, en tant qu'individu, est une lente et patiente création des hommes ; et ce qui m'intéresse particulièrement dans ces livres de Lévy-Bruhl, ce qui m'importe au plus haut point, c'est cette clé nouvelle, insoupçonnée, qu'ils apportent, qui permette d'entrer plus avant dans la connaissance de l'homme. Une clé qui n'a d'égale que celle que nous tend la philologie.

1 commentaire:

Laconique a dit…

Ce qui est instructif dans toutes ces lettres, c’est de voir à quel point Gide se cherchait sans cesse. « L'individu seul m'intéresse », écrit-il ici. Ailleurs il parle de son rapport à Dieu ou à la culture, mais toujours il tente de fournir à son interlocuteur la clé de sa personnalité, selon le thème abordé. Une nouvelle preuve de sa sincérité, il ne se dissimulait pas et se livrait sans réserve dans chaque relation.