dimanche 3 janvier 2016

Lettres à François Mauriac 2/2

La deuxième lettre de Gide à Mauriac, dans la NRF de juillet 1928, nous intéresse encore plus car elle est un matériau durable. On voit bien ici combien est vain le reproche souvent fait à Gide d'écrire ses lettres autant pour leur destinataire que pour la postérité*. Chez Gide non seulement tout fait œuvre pour sa construction propre, mais permet aussi à d'autres de bâtir une partie de leur œuvre.

III

A FRANÇOIS MAURIAC

Paris, le 24 avril 1928.

Ce n'est peut-être pas de vous directement que je tiens votre Jean Racine, car il ne porte aucune dédicace ; mais du moins puis-je vous remercier de l'avoir écrit. C'est vraiment un livre admirable (je n'ai guère usé de ce mot pour qualifier des œuvres d'aujourd'hui). Sans doute est-il bien inutile de vous dire combien il me touche ; vous avez bien voulu laisser connaître que parfois vous pensiez à moi en l'écrivant. Ah, combien je vous sais gré de décamoufler un grand homme. Tout vaut mieux que le buste-idole. Laissons Souday parler de « calomnie ». Mais convenons que Racine sort terriblement diminué, ou du moins désauréolé d'entre vos mains. Votre connaissance de l'homme va plus avant, ici, que dans pas un de vos romans peut-être, et je crois que je préfère l'auteur de Racine même à l'inquiétant auteur de Destins.

Me permettez-vous une petite remarque ? Vous écrivez (page 132) : « En dépit de la fable, rien de moins criminel que le trouble de Phèdre ». Mais, cher ami, même en atténuant le caractère incestueux de cet amour (faussement incestueux, je pense exactement comme vous sur ce point) vous devriez n'oublier point que la passion de Phèdre n'en reste pas moins adultère. Est-ce là ce que vous appelez un peu plus loin : « le plus ordinaire amour » ? Tout votre développement sur ce point est des plus intéressants et serait des plus justes. Dommage qu'il parte d'une fausse donnée.

J'écrivais tout ceci avant d'avoir achevé le volume. Vos derniers chapitres ne sont pas moins bons. Ce sont peut-être les meilleurs, au contraire ; les plus habiles en tout cas. Mais que de restrictions le dernier en particulier me force de faire. Lorsque vous parler de mon inquiétude, il y a maldonne ; cher ami, l'inquiétude n'est pas de mon côté; elle est du vôtre. C'est bien là ce qui désolait affectueusement Claudel : je ne suis pas un tourmenté; je ne l'ai jamais mieux compris qu'en vous lisant, et que ce que vous avez de plus chrétien en vous, c'est bien précisément l'inquiétude. Mais, en dépit des replis de votre spécieuse pensée, le point de vue chrétien de Racine vieillissant et votre point de vue de romancier chrétien diffèrent jusqu'à s'opposer. Racine rend grâce à Dieu d'avoir bien voulu le reconnaître pour sien, malgré ses tragédies qu'il souhaitait n'avoir point écrites, qu'il parlait de brûler (car il comprenait beaucoup mieux que Massis cette phrase qui faisait, bien à tort, bondir celui-ci : « Il n'est pas d'œuvre d'art où n'entre la collaboration du démon »). Vous vous félicitez que Dieu, avant de ressaisir Racine, lui ait laissé le temps d'écrire ses pièces, de les écrire malgré sa conversion. En somme, ce que vous cherchez, c'est la permission d'écrire Destins ; la permission d'être chrétien sans avoir à brûler vos livres ; et c'est ce qui vous les fait écrire de telle sorte que, bien que chrétien, vous n'ayez pas à les désavouer. Tout cela (ce compromis rassurant qui permette d'aimer Dieu sans perdre de vue Mammon), tout cela nous vaut cette conscience angoissée qui donne tant d'attrait à votre visage, tant de saveur à vos écrits, et doit tant plaire à ceux qui, tout en abhorrant le péché, seraient bien désolés de n'avoir plus à s'occuper du péché. Vous savez de reste que c'en serait fait de la littérature, de la vôtre en particulier; et vous n'êtes pas assez chrétien pour n'être plus littérateur.
Votre grand art est de faire de vos lecteurs vos complices. Vos romans sont moins propres à ramener au christianisme des pécheurs, qu'à rappeler aux chrétiens qu'il y a sur la terre autre chose que le ciel.
J'écrivis un jour, à la grande indignation de certains : « C'est avec les beaux sentiments qu'on fait de la mauvaise littérature ». La vôtre est excellente, cher Mauriac. Si j'étais plus chrétien, sans doute pourrais-je moins vous y suivre. Croyez-moi bien amicalement vôtre.

Cette lettre appellera une réponse qui prendra la forme d'un livre : Dieu et Mammon (Editions du Capitole, 1929). A l'injonction du Christ – et de Gide – « Vous ne pouvez servir Dieu et Mamon », Mauriac répond de façon gidienne que choisir, c'est renoncer, et qu'il prend Dieu et Mammon. Gide va le contraindre à s'expliquer, à descendre profondément dans ses « propres ténèbres » comme il le dira encore trente ans plus tard.

Car en 1959, dans les dernières pages de ses Mémoires intérieurs, Mauriac revient sur ces pages écrites en 1929 en réponse à la lettre de Gide, à l'occasion de leur réédition prochaine. Des pages importantes pour lesquelles Mauriac affirme : « Je ne me suis nulle part découvert à ce degré. » Un texte-clef. C'est d'ailleurs ce titre, Une clef retrouvée, qu'il donnera à la préface de cette nouvelle édition chez Grasset, reprise du texte des Mémoires intérieurs :

« Le 7 mai 1928**, André Gide publia une lettre qu'il m'adressait et dont je fus d'abord enchanté. Ma Vie de Jean Racine en était le prétexte : « C'est vraiment un livre admirable, m'écrivait Gide. Je n'use guère de ces mots pour qualifier des œuvres d'aujourd'hui. » Que de fleurs ! Trop de fleurs. J'aurais dû me douter qu'un aspic s'y dissimulait : je ne l'avais pas encore découvert que déjà j'étais piqué.

« En somme, poursuivait Gide, ce que vous cherchez, c'est la permission d'être chrétien sans avoir à brûler vos livres ; et c'est ce qui vous les fait écrire de telle sorte que, bien que chrétien, vous n'ayez pas à les désavouer. Tout cela (ce compromis rassurant qui permette d'aimer Dieu sans perdre de vue Mammon), tout cela nous vaut cette conscience angoissée qui donne tant d'attrait à votre visage, tant de saveur à vos écrits, et doit tant plaire à ceux qui, tout en abhorrant le péché, seraient bien désolés de n'avoir plus à s'occuper du péché. » Et ce dernier trait pour finir : « C'est avec les beaux sentiments qu'on fait de la mauvaise littérature. La vôtre est excellente, cher Mauriac. Si j'étais plus chrétien, sans doute pourrais-je moins vous y suivre.»

Je corrige en ce moment les épreuves de la réponse que je fis à André Gide, non pas une lettre mais un livre : Dieu et Mammon. Ce titre d'avance résume l'ouvrage ; il faut mettre l'accent sur la conjonction, sur le « et » qui marque bien que je n'ai pas cherché ici à opposer deux cultes antagonistes, mais que j'ai voulu les montrer s'affrontant dans un cœur incapable de choisir.
Dieu et Mammon avait paru dans une édition de demi-luxe (Le Capitole) depuis longtemps épuisée. La maison Grasset le reprend aujourd'hui. Près de trente années ont passé sur ces pages oubliées et dont moi-même je n'avais gardé qu'un souvenir confus. Je les redécouvre comme je trouverais une clef perdue, car c'est bien d'une clef qu'il s'agit. Je n'ai rien écrit sur moi-même qui s'enfonce aussi profond dans mes propres ténèbres que les chapitres II, III et IV de cet opuscule. Je ne me suis nulle part découvert à ce degré. Ainsi un ouvrage épuisé et à peu près inconnu se révèle à nous soudain comme ce que nous avons peut-être écrit de plus important pour ce qui touche à notre propre histoire.

J'accorde qu'il y a du ridicule à sembler ne pas mettre en doute, que notre histoire puisse paraître un jour importante à quelqu'un. Mais quoi ! c'est un fait qu'il n'y a guère d'exemple qu'un écrivain, s'il s'est beaucoup confié, beaucoup livré durant sa vie, ne devienne après sa mort l'objet des préoccupations et des recherches de quelque âme fidèle. Une religieuse des Etats-Unis m'écrivait l'autre jour à propos de René Schwob, dont elle traduit un ouvrage et à qui elle a consacré une thèse. J'ai été heureux de penser que les livres de notre ami René Schwob, qui paraissent ici oubliés, avaient abordé une rive lointaine et qu'il s'était trouvé une sainte femme pour les y recueillir.
Ainsi avons-nous tort de juger comique la certitude qui éclate chez nos confrères touchant la pérennité de tout le papier qu'ils ont noirci. Et moi-même, je tourne et retourne celle clef perdue et retrouvée qu'est Dieu et Mammon, et je ne crois pas céder à la vanité en songeant qu'après moi d'autres s'efforceront de la faire jouer dans la serrure.

Je ne me retiens pas de me poser une première question au sujet de ces pages qui me brûlent encore. A-t-il donc suffi d'une moquerie de Gide pour qu'elles jaillissent ? Il y aurait là matière à un beau développement et bien propre à l'édification : on y verrait la Grâce utiliser le plus libertin des auteurs pour obliger l'un des plus dévots (en apparence) à manifester son désarroi et sa misère, pour l'amener à se reprendre et pour le remettre en selle. C'eût été amusant à développer, mais n'aurait correspondu qu'à une demi-vérité. Si la lettre de Gide me mit la plume à la main, elle ne suscita pas les sentiments qui affleurent ces pages. Au vrai, la provocation gidienne coïncida avec un état de crise que j'ai subi, la quarantaine passée, en ce milieu du chemin de ma vie.

La fin de la jeunesse est une vieillesse anticipée. Elle comporte un trouble qui lui est propre et qui pourrait être attribué au « démon de midi » s'il n'était fort différent de ce que Bourget a décrit et de ce que l'on désigne en général sous cette étiquette. Mais enfin il est vrai que les appels de la vie, les mouvements de la nature en nous se fortifient, à cette heure-là, de la certitude que tout va bientôt finir, que tout est déjà fini.

Gide intervenait au moment d'un combat douteux. Si j'avais dû renoncer à la foi chrétienne, l'heure en était venue, comme on le voit bien dans les pages intitulées Souffrances du chrétien, parues quelques mois plus tôt à la Nouvelle Revue Française.

Un combat en apparence douteux, mais qui en fait ne l'était nullement. Si Dieu et Mammon a un sens, c'est bien celui-ci : alors que la plupart des hommes nés dans le. christianisme s'en détachent aux abords de l'adolescence et désertent sans débat, il s'en trouve un petit nombre tout aussi attirés par le monde et non moins capables de toutes les passions, qui n'arrivent pas à s'en évader et qui, à la faveur d'une crise plus forte que les autres, leur jeunesse finie, prennent conscience que rien pour eux ne se passera jamais qu'à l'intérieur de cette religion qu'ils n'ont pas choisie et à laquelle ils n'appartiennent que parce qu'ils y sont nés.
[...]
Pour en revenir à Dieu et Mammon, le compromis dont Gide se moque, il apparaît bien à travers ces pages que je ne m'y suis jamais résigné. Je pressentais déjà ce que je sais aujourd'hui : c'est que le conflit entre le Christ et le monde ne souffre pas d'accommodement. Le journal de Kierkegaard, que je lis en ce moment, raconte ma propre histoire. « La difficulté d'avoir été élevé dans cette religion, écrit-il, c'est qu'on a eu une impression constante de sa douceur, qu'on a presque frayé avec elle comme avec une mythologie — et ce n'est que dans un âge avancé qu'on en découvre la rigueur... » Trop tard ? Non, c'est le secret de la Grâce : il n'est jamais trop tard. Le temps n'existe pas. Et tout l'amour de tous les saints peut tenir dans un soupir.
* * *
Ceci donne raison à Gide : plus j'approche de la mort, et de Dieu, et moins je cède à mon démon romanesque.»

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* Dans ses Conversations avec André Gide, Claude Mauriac note un échange entre Gide et son père, au cours duquel Gide lui aurait confié que Madeleine avait brûlé sa correspondance « pour cela seulement qu'il la destinait moins à elle qu'à la postérité, ou plutôt à la postérité tout autant qu'à elle. » (C. Mauriac, Conversations avec André Gide, Albin Michel, 1990, p.159)
** Dans la NRF, la lettre de Gide est datée du 24 avril 1928, dans Dieu et Mammon, la version donnée par Mauriac est du 7 mai 1928.

3 commentaires:

Laconique a dit…

Je me souviens de ce passage des « Mémoires intérieurs » de Mauriac. Personnellement je n’ai jamais accroché à Mauriac, je le trouve un peu contourné, et les différentes lettres de Gide que vous citez me frappent au contraire par leur clarté et le caractère direct de leur pensée. Je ne sais pas si ces deux-là étaient faits pour se comprendre, j’y vois deux esthétiques opposées, le dolorisme un peu torturé d’un côté, le dépouillement et l’« atticisme » de l’autre. D’ailleurs Mauriac a des propos assez durs sur Gide dans les « Mémoires intérieurs », il le considère avec ses lunettes à lui, sous l’angle de la convoitise et du péché. Cette manière de toujours regarder sous la ceinture, c’est quand même typique de Mauriac, et je ne peux pas m’empêcher de trouver ça un peu mesquin…

Fabrice a dit…

Il me semble qu'il manque à Mauriac l'esprit. Son œuvre n'est catholique qu'à la lettre, avec toujours "cette odeur de péché que n'arrive pas à dissiper la senteur des pins" comme disait l'abbé Mugnier, qui ne l'aimait pas beaucoup. Il lui reprochait de manquer de détente.
Je pense comme l'abbé : "je crois que ce défaut de détente n'est pas chrétien." Ou, comme il l'aurait confié à Maurice Martin du Gard :
« Et notre Mauriac ! L'Eglise n'est pas seulement une mère, elle est femme, je veux dire qu'elle est aidée par la femme, par l'épouse. Heureusement qu'il est marié ! Il nous en veut de son adolescence flétrie dans les collèges... Sa bile est sacrée, son eau bénite terriblement amère.»

Laconique a dit…

Je ne connaissais pas ces citations de l’abbé Mugnier, assez sévères il faut le reconnaître ! Mauriac avait quand même de la distinction, c’était un écrivain comme on n’en fait plus, mais je le trouve un peu déprimant. Je crois que Gide dit quelque part que rien n’a contribué autant à l’éloigner de l’Eglise que la fréquentation de certains catholiques…