vendredi 21 décembre 2007

Gide et les femmes : Maria

"Dater de la victoire ce cahier, où je prends la résolution de noter pour toi, selon la promesse que je te fis, tout ce qui éclaire la figure de notre ami et dont je suis témoin, m'incite à commencer aujourd'hui. Cela me coûte un grand effort : sentiment d'insuffisance d'abord, et aussi celui d'avoir trop tardé. Que de choses importantes j'aurais déjà pu conserver ainsi ! Mais, avec lui, le plus extraordinaire n'est-il pas toujours à venir ?"


Ainsi débute le 11 novembre 1918, le premier des Cahiers de la Petite Dame(1). Leur auteur, Maria Van Rysselberghe, en remplira dix-neuf jusqu'à la mort d'André Gide. Des notes sur la vie avec l'écrivain, prises à son insu, qu'elle destine tout d'abord à son amie Aline Mayrisch alias "Loup". Elles deviendront des "Notes pour l'histoire authentique d'André Gide" au fur et à mesure que l'oeuvre prend de l'ampleur, ardemment soutenue par les rares amis de Gide mis dans la confidence, Jean Schlumberger et Roger Martin du Gard.

Maria Monnom est née le 9 février 1866 à Bruxelles. Fille des célèbres éditeurs bruxellois Monnom, sa mère reste connue sous le nom d'éditeur apposé sur tant de livres d'avant-garde : "Veuve Monnom". Elle publie notamment les poèmes d'Emile Verhaeren. La jeune Maria aura une passion brève avec le poète qu'elle racontera des années plus tard, exactement "Quarante ans après"(2). Verhaeren est celui qui découvre le peintre Théo Van Rysselberghe que Maria va épouser le 16 septembre 1889.


Portrait de Marie Monnom par Fernand Khnopff (Musée d'Orsay)


C'est à cette même période qu'elle fait la connaissance d'André Gide grâce son mari dont il était l'ami. Pendant la seconde guerre mondiale, ils se côtoient régulièrement au sein du Foyer Franco-Belge qu'elle anime et qui aide les réfugiés des territoires envahis. Naissent alors leurs surnoms respectifs : Gide devient "le Bipède", puis "Bypeed"; Maria Van Rysselberghe, qui mesure un mètre cinquante-deux, "la Petite Dame" ou encore "Mme Théo" parfois dans le Journal de Gide.

Elevée dans un milieu qui fait fi des moeurs bourgeoises de l'époque, le Petite Dame est la confidente des amours secrètes du Bypeed en même temps que son premier soutien littéraire, souvent sans complaisance. Elle déserte le foyer conjugal, passant plus temps auprès de Gide que de Théo. C'est qu'un autre secret allait bientôt les unir...
Après avoir encouragé le rapprochement de son ami d'alors Marc Allégret avec la fille de Maria, Elisabeth Van Rysselberghe, Gide en était venu à imaginer que ces deux-là lui fissent un enfant par procuration – ses noces avec sa cousine Madeleine ne devant jamais être consommées. Ce rapprochement ne dura qu'un temps et c'est Gide lui-même qui fit savoir à Elisabeth qu'il désirait un enfant d'elle.


André Gide, Maria et Elisabeth Van Rysselberghe entourant Catherine,
derrière, Roger Matin du Gard

"... et c'est ainsi qu'un dimanche de juillet, au bord de la mer dans la solitude matinale d'un beau jour, fut conçu l'enfant que nous attendons. Maintenant il veut y voir sa destinée, et que cela devait être ainsi." La Petite Dame ne s'offusque en rien, ce 30 août 1922, en reprenant la longue histoire qui amena Gide à l'évènement le plus inattendu de sa "destinée". Catherine naîtra le 18 avril 1923. Il l'adoptera en 1938, après la mort de Madeleine.

L'oeil de peintre de Théo Van Rysselberghe devait pourtant percer à jour l'étrange ressemblance entre l'enfant et son ami Gide... Mais Maria est loin, ou pour mieux dire, près de Gide. Théo Van Rysselberghe meurt en 1926. En 1928 elle s'installe avec son Bypeed sur le même palier de l'immeuble du Vaneau. Gide annexe ses appartements à l'occasion de visites fréquentes, de siestes dans ses chambres.


Portrait de Maria Van Rysselberghe par Théo Van Rysselberghe



La Petite Dame poursuit sa prise de notes en cachette jusqu'à la mort de Gide. Pour lui qui ne croit pas aux écrits posthumes, voilà sans doute l'oeuvre la plus précieuse, celle qui aura le mieux dressé son portrait. L'avant-veille de cette mort, le 17 février 1951, elle tente de tout lui avouer :

"Vous m'entendez bien ?" (Vague signe.) "Il y a une chose que je voulais vous dire depuis quelques temps : vous avez toujours déploré de vivre au milieu de muets, eh bien ! Sachez que je tiens depuis trente ans un journal de votre vie, où j'ai relaté tout ce que j'ai pu, n'ayant qu'un souci : vous montrer dans votre intégrité." Visage impassible; petit geste pour m'arrêter, puis : "Au revoir." Dans un éclair, j'ai la certitude qu'il m'éloigne pour mieux absorber, comprendre ce que je viens de lui dire; puis cela s'efface : non, sans doute rien n'est entré en lui, et mon geste fut vain."



La Petite Dame et le Bypeed


(1) Les Cahiers de la Petite Dame, I, II,III, IV sont parus dans les Cahiers André Gide 4, 5, 6 et 7, publications de l'Association des Amis d'André Gide, NRF, Gallimard
Je ne sais si nous avons dit d'impérissables choses, anthologie des Cahiers de la Petite Dame, Folio, Gallimard
(2) Il y a quarante ans, suivi de Strophes pour un Rossignol et Galerie Privée, Editions Labor

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