vendredi 25 septembre 2009

Journal de Julien Green (suite)

II – Conversation manquée ou impossible ?

Les précédents extraits du Journal de Julien Green datés de la mort de Gide que je donnais ici pourraient laisser croire que la conversation entre eux, qualifiée de «manquée», était impossible. Trop de choses pourtant les rapprochaient. Quant à celles qui les séparaient, l'un comme l'autre s'accordent à en voir une, qui résume toutes les autres : la différence d'âge ou pour dire mieux, le problème de chronologie...

Les 31 ans qui séparent Gide et Green s'accusent dès leur rencontre en 1923 par la prédominance prise par Gide dans le monde des lettres, sa position morale et bientôt politique. Gide est déjà le «grand homme» qui forge sa figure, qui domine comme Green le dit lui-même :

«Ce fut, me semble-t-il, dans les dernières semaines de 1923 que Philippe me demanda de passer chez lui pour une raison qui ne me fut révélée que plus tard. Si je ne puis situer exactement la date, je revois la couleur du jour et le décor, l'un aussi triste que l'autre. Dans le bureau banal, mais confortable, j'étais assis sur un de ces canapés tout en rondeurs et qui n'ont de vertu à mes yeux que leur élasticité. Une table chargée de papiers cache à moitié un appareil de chauffage au gaz, et voilà le bout de mise en scène que me livre ma mémoire. Il est peut-être trop tôt pour allumer une lampe et la lueur maussade qui tombe du ciel gris pénètre comme à regret dans cette petite pièce mélancolique. De quoi parlons-nous ? Aucun souvenir... Mais on sonne. Un instant s'écoule, puis je vois mon ami revenir avec un des plus étranges personnages qu'il m'ait été donné de voir. Comme il m'arrive le plus souvent, je ne saisis pas son nom et je suis bien sûr aujourd'hui qu'il n'a pas entendu le mien. Le regard qu'il me jette me réduirait au silence si j'avais le désir de parler : les yeux d'un noir profond ne se posent qu'une seconde sur moi, mais d'une manière inoubliable et comme pour m'écarter. Je pourrais aussi bien être un meuble. Cette situation anéantissante me dispense de faire un effort pour me joindre à la conversation, et je me contente de regarder. D'assez haute taille, le visiteur est habillé d'une grosse étoffe mieux faite pour la campagne que pour la ville et les manches d'un chandail noir lui descendent jusque sur les mains qu'elles couvrent à moitié un peu comme des mitaines. Là n'est pourtant pas le plus intéressant : le visage à lui seul est comme un spectacle dont on ne veut rien manquer. Haut et dégagé par la calvitie, le front aux proportions magnifiques surplombe les sourcils noirs et les grandes orbites où luisent les prunelles d'un éclat sombre et dur. La bouche est mince et prudente, il en sort une voix aux modulations si bizarres que le sens des mots qu'elle prononce m'échappe de temps en temps. Jamais encore je n'ai entendu parler le français de cette façon. Les dentales surtout feraient croire que le bout de la langue appuie contre le palais, non contre les incisives, et les sifflantes chuintent sans retenue. Parfois le ton s'élève, les sourcils montent et s'arrondissent, les lèvres s'écartent et un rire de fausset rompt tout à coup l'ordonnance de ce visage immobile. L'impression que je me trouve devant quelqu'un a été immédiate. De quoi parle-t-on ? De littérature sans doute, et soudain j'entends le nom de Blake. Il se trouve que j'ai dans la poche le petit volume de Chesterton sur ce poète. Ne hésitation et voilà le livre entre mes doigts.
- Vous parlez de Blake. Connaissez-vous ceci ?
Mais non, le visiteur ne le connaît pas. Voilà que tout à coup j'existe. Il me prend des mains le petit livre, tourne quelques pages, admire avec un grand "Ah !" théâtral les reproductions si joliment faites qu'il se déclare enchanté et glisse l'ouvrage dans sa poche en m'assurant qu'il me le rendra. De quel regard d'inquisiteur il m'examine cette fois... Se figure-t-il que c'est là pour moi une manière de compensation ? J'en ai le sentiment confus. Brusquement il me fait songer à un Lucifer déguisé en touriste, mais c'est parce que je viens de deviner à qui j'ai affaire. Il domine. C'est le seul mot que je trouve pour décrire l'effet qu'il produit. Ses manières simples et un peu brusques ont quelque chose d'insolite dont il a conscience et qu'il ne fait rien pour modifier : au contraire, il les cultive, soignant son personnage.
Après son départ, nul besoin de demander qui ce monsieur peut bien être. Le nom de Corydon jeté dans la conversation m'a instruit.
Cette première rencontre avec André Gide s'inscrivit dans ma mémoire alors qu'elle parut fuir la sienne, car il n'y fit jamais allusion par la suite et je ne songeais pas à l'en faire ressouvenir. Par ailleurs, j'ai toujours pensé que ce contact initial n'était pas fortuit et qu'il cachait, je crois, l'intention renouvelée de me faire connaître les meilleurs écrivains de notre temps.
» (Julien Green, Jeunes années, autobiographie 2, Points, pp 413-414)

A ce «Lucifer déguisé en touriste», Julien Green aurait préféré le jeune homme encore inquiet qui se cachait derrière André Walter comme il l'écrit en1946 :

«26 août. — R. m'a prêté un exemplaire d'André Walter avec une photo de Gide à 20 ans, longue figure assez pleine, longs cheveux noirs, des yeux de Chinois, l'air penché, la pose tant soit peu artiste. Je suis demeuré saisi des transformations que le temps opère. Il me semble que j'aurais pu parler au garçon d'alors. J'aurais discuté avec lui. Nous avions en commun quelques incertitudes, mais maintenant, parler à Gide me semble parfois difficile. Il connaît trop bien, comme on dit en Amérique, toutes les réponses, et ce qui m'attire, c'est le flottement, le «je ne sais pas».» (Journal, tome 5, 1946-1950, Plon, 1951)

Green a beau écrire qu'il ne peut lire le Journal de Gide jusqu'au bout, il a sans doute lu les pages qui le concernent, comme celle-ci, de 1928 :

«12 Juin 1928.
J'ai eu grand plaisir à dîner l'autre soir avec Julien Green. C'était promis depuis longtemps. Avec une déférence vraiment charmante, et bien rare chez la nouvelle génération, il m'a fait entendre qu'il tenait à ce que je me considère comme son invité. [...]
Green est sans doute extraordinairement semblable à ce que j'étais à son âge. Plus soucieux encore de comprendre et de donner son assentiment, que d'affirmer sa personnalité par la résistance. J'aurais voulu pouvoir causer mieux avec lui. Il tenait à souci de me marquer sa confiance, et la mienne envers lui est très grande; mais j'ai de plus en plus de mal à m'abandonner dans une conversation. Je crains de l'avoir terriblement déçu, car je n'ai presque rien su lui dire que de banal; rien de ce qu'il était en droit d'attendre et d'espérer de moi. De plus, j'étais extrêmement fatigué; soucieux de ne pas trop le montrer. […]
Je voudrais qu'il n'eût pas gardé trop mauvais souvenir de cette soirée où il s'est montré si charmant, où je me suis montré si médiocre, où je déplore de n'avoir su mieux lui parler.»

Ou cette autre, de 1929 :

«11 ou 12 Avril 1929
Passé, hier, près de trois heures avec Green. Quel attachement j'aurais eu pour lui, si je l'avais rencontré au temps de ma jeunesse ! Tout en lui me plaît; il est de ceux pour qui l'on exigerait de soi le meilleur.»

Au temps de la jeunesse de Gide et surtout au temps de celle de Green, d'avant sa conversion de 1916 et de son retour définitif à la foi catholique de 1939 . Au temps passé des premiers livres ou au temps rêvé du Journal non expurgé comme le révèle cette conversation entre Maria van Rysselberghe, Martin du Gard et Gide :

«Il est cette fois beaucoup question de Green; a-t-on dit des choses nouvelles ? Guère; constaté que les dernières pages de son Journal sont plus intéressantes que les premières, par contre que ses derniers romans le sont moins que ses premiers. «Exactement depuis sa conversion, dit Gide, pour moi il est perdu pour la littérature; - Sa vie a-t-elle changé aussi ? questionne Martin. - Du tout, du tout, répond Gide, avant c'était l'enfer, pas de vie plus aventureuse, plus hardie que la sienne, et tout ça fait partie d'une part non publiée de son Journal, et qu'il finira fatalement par brûler. Il n'aime pas que je lui prédise.» (Cahiers de la Petite Dame, tome 4, p.150, Gallimard, 1977)

Les Cahiers de la Petite Dame révèlent d'ailleurs d'autres rencontres entre Gide et Green (en privé et en public) qui ne sont mentionnées ni dans le Journal de Green ni dans celui de Gide. Et même s'il ne faut pas trop faire parler les index qui n'ont après tout qu'une valeur quantitative, l'index du Journal de Green pour la période 1928-1954 montre que c'est André Gide qui revient le plus souvent dans ces pages.

Il convient donc de mettre un bémol à l'affirmation de Green selon laquelle "mis bout à bout, mes entretiens avec André Gide donneraient peut-être à croire que nous nous voyions souvent, mais un examen plus attentif des dates dissipera cette illusion." Et peut-être aurons nous quelques surprises en 2048, lors de la levée du secret sur le Journal non expurgé et tenu dans une mystérieuse fondation américaine. Si Gide s'est trompé et que Green n'a rien brûlé, bien entendu...

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