I - La mort de Gide et la conversation manquée (Journal, tome 6, 1950-1954, Plon, 1955)
23 février. — Chez Gide pour la dernière fois. Dans l'antichambre obscure, une foule silencieuse. Je reconnais Roger Martin du Gard, Gallimard, Jean Lambert, Marc Allégret. Tout à coup je vois Gide dans une pièce attenante au salon. Il est couché sur un petit lit de fer, les bouts des doigts joints. Ce n'est pas tout à fait le geste de la prière, mais cela y fait penser. La tête rejetée en arrière est d'une grande noblesse. Il n'a pas l'air de dormir, mais de réfléchir. En redescendant l'escalier, croisé J..., tout guilleret à l'idée qu'il va voir un mort. « Je vois bien que vous avez de la peine, me dit-il, car il vous aimait beaucoup. » Pas répondu. Dans la rue, à ma grande honte, j'ai pleuré. Étrange. Cela m'a toujours surpris de voir à quel point je lui étais attaché. Mauriac dans le Figaro dit que Gide a choisi le mal. Qu'en sait-il ? Qu'en savent-ils, tous? Dieu seul peut savoir.
Un religieux vient me voir, me parle de littérature, et fort bien (Wordsworth). Me dit qu'il a été élevé par des parents jansénistes qui fondaient leur religion sur la crainte de Dieu. Lui-même en a gardé l'empreinte. Je lui parle de Gide, suis d'avis qu'il faut prier pour lui. Il répond : « J'essaierai. » Toute la France janséniste est dans cette parole. Il déplore que les jeunes Français n'aient aucunement le sens de la poésie.
28 février. — On a beaucoup ri d'un télégramme que Mauriac a reçu peu de jours après la mort de Gide et ainsi rédigé : « II n'y a pas d'enfer. Tu peux te dissiper. Préviens Claudel. André GIDE. »
5 mars. — Le nouveau passager tombé à la mer, dit Cocteau à propos de Gide.
24 mars. — Mis bout à bout, mes entretiens avec André Gide donneraient peut-être à croire que nous nous voyions souvent, mais un examen plus attentif des dates dissipera cette illusion. A vrai dire, je n'ai pu jusqu'ici livrer au public que les bribes d'une grande conversation qui n'eut jamais lieu, parce que les circonstances ne s'y prêtèrent pas*. Il eût fallu, par exemple, les facilités que procure un voyage et ce voyage que nous souhaitions l'un et l'autre fut remis d'année en année jusqu'à ce qu'il fût trop tard. J'avais toujours l'impression de voir Gide entre deux portes, et lui aussi, peut-être, car il me répétait souvent que nous avions beaucoup à nous dire, mais que le temps nous manquait ; il nous manqua toujours. Je crois cependant que l'essentiel fut dit,
J'aurais pu, il est vrai, voir Gide plus souvent, mais je m'étais fait un principe de ne jamais provoquer une invitation de sa part et de me rendre, toutefois, au premier appel. Ainsi, j'étais sûr que s'il me voyait, c'était parce qu'il avait envie de me voir. Je le savais, en effet, harcelé de visiteurs et redoutais d'être, non pas importun, mais si l'on peut dire inopportun. J'ai moi-même beaucoup souffert déjà de ceux que M. de Montherlant appelle, je crois, des biophages ; je ne voulais à aucun prix être celui pour qui l'on retourne ostensiblement le sablier.
Si incomplètes que soient les notes que j'ai prises sur lui, elles donneront, je l'espère, une impression aussi juste que possible. J'ai décrit Gide tel qu'il s'est montré à moi, mais le Gide que nous avons vu sur son lit de mort emportait avec lui le secret d'une des personnalités les plus complexes de tous les temps. Ce qui m'attachait à lui plus encore que ses dons était une fidélité presque fanatique à l'idée qu'il se formait du vrai. L'antiquité même ne produisit jamais d'homme plus solidement aheurté à son sens, quand il croyait avoir raison, et c'est à un vieux Romain qu'il me faisait songer quelquefois.
Mon retour à l'Église fut pour lui une manière de scandale dont il ne prit jamais son parti. Il y eut un Cap des Tempêtes que notre amitié fut obligée de doubler à plusieurs reprises, mais aujourd'hui que cela est loin, déjà, je ne puis m'empêcher de croire qu'en cédant à ses arguments j'eusse perdu peut-être une partie de son estime et que cela l'intéressait de voir si je tiendrais bon. Résumée ainsi, la question paraît simple. Avec lui, cependant, rien ne pouvait être tout à fait simple. Combien j'hésite à écrire la phrase qu'on va lire, sûr que je suis, en effet, des malentendus qu'elle provoquera ! Depuis mon retour en France, en 1945, je n'eus jamais l'occasion de voir Gide qu'il n'essayât d'une façon ou l'autre de porter atteinte à ma foi. La conversion, dans mon cas, était à ses yeux un fléchissement devant les forces de l'hérédité, et Gide n'admettait pas qu'on fléchît. Ce serait très mal le comprendre que de dire qu'il tenait le rôle du démon. Son propos était, tout au contraire, de me sauver. Il voulait me gagner à l'incroyance et il y mettait le zèle du chrétien qui essaie de convaincre l'infidèle. C'était cela qui me bouleversait. Tout moyen lui semblait bon qui m'eût tiré du côté du doute, parce que le salut était à ce prix. Ce qu'il y avait en lui de religieux donnait à son athéisme une forme particulière et à sa non-croyance l'aspect d'une religion. D'autre part, l'intuition extraordinaire qu'il avait des êtres lui permettait de savoir à quel point j'étais troublé par nos entretiens sur le catholicisme, quelque soin que je misse à lui cacher mon état d'esprit. J'éludais parfois le sujet pénible. Il m'y ramenait doucement, fermement, avec l'obstination d'un missionnaire. A là fin, il se rendit compte qu'il perdait son temps (je ne pouvais pas plus reculer que ne le peut un homme qui sent derrière lui une muraille), mais il ne renonça jamais tout à fait à me convertir, et il le faisait visiblement par acquit de conscience et quelquefois contre son gré. La dernière fois que je le vis, il me posa une question dont je me garderai de rien conclure, mais qui prend dans mon esprit cette qualité particulière aux ultima verba. De cette voix sérieuse qui s'accordait si parfaitement avec son regard, il me demanda si je lisais tous les jours ma Bible. Autrefois, j'aurais souri de ces paroles qui me rappelaient mon enfance protestante, mais ce matin-là je n'avais pas envie de sourire. Je répondis que oui, que je la lisais toujours et il se tut un moment. Fut-il content ou non de ma réponse ? Je n'en sais rien. J'ai rapporté ce trait pour faire voir à quel point il me serait difficile de le juger, si le désir m'en prenait. Mais juger ne m'intéresse pas...
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* Déjà, en 1939, Green notait :
25 janvier. — Montré à Gide les pages de ce journal qui le concernent. Au récit de notre journée à Londres [le 19 juillet 1937], il a hoché la tête en disant : « Oui, j'ai senti ce jour-là que nous aurions pu nous parler... » Pour aller au-delà des réticences, il nous a manqué à l'un et à l'autre de nous trouver ensemble assez longtemps. Pour ma part, je puis dire que mes entretiens avec Gide sont comme les bribes d'une grande conversation qui n'a jamais eu lieu. Ce n'est manque de confiance ni de sa part ni de la mienne, mais il faut beaucoup de silence pour pouvoir nous parler, et je crois que, sur ce point, nous nous ressemblons... Rentré chez moi, j'ai relu une partie de Si le grain ne meurt avec un si grand plaisir que j'ai eu envie d'écrire à l'auteur, comme s'il venait de m'envoyer ce livre. Mais je ne l'ai pas fait. J'ai toujours été gauche dans mon affection.
Il voulait que je fasse un voyage avec lui en Egypte, mais j'ai refusé. Nous avons reparlé de notre journée à Londres. En nous quittant, nous avons eu l'un et l'autre un mouvement de tristesse inexplicable que j'ai deviné chez lui et dont il a certainement paru quelque chose sur mon visage. (Journal, tome 2, 1935-1939, Plon, 1939)
4 commentaires:
Tres intéressant ! Je ne connais pratiquement pas Julien Green, cela donne envie d'en lire davantage.
En passant, je viens de découvrir votre blog qui est une petite mine d'information! Bravo!
Merci pour votre commentaire, que je prends pour un encouragement tellement il tombe à point nommé.
Le Journal de Julien Green répond à sa manière aux interrogations et aux doutes que vous soulevez dans votre blog quant à l'étrange miroir qu'est tout journal.
"L'antiquité même ne produisit jamais d'homme plus solidement aheurté à son sens" faute de Green ou erreur de transcription ? Il faut "Antiquité", je pense.
Oui, Claude. La faute est à la fois dans l'édition originale (Plon, 1955) et dans le vol. 4 des Œuvres complètes dans la Pléiade (Gallimard, 1972).
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