mardi 29 septembre 2009
Coulisses des entretiens
Henry Barraud était un compositeur et fut nommé directeur musical de la Radiodiffusion française en 1944. En 1948, il est directeur de la chaîne nationale RTF, puis de l'ORTF, poste qu'il conserve jusqu'à sa retraite en 1965. Il a initié les grands entretiens avec les artistes en 1949 avec les célèbres entretiens de Gide avec Jean Amrouche.
lundi 28 septembre 2009
Combat du 12 septembre 1948
"Dimanche 12 Septembre. — Combat a entrepris auprès de ses lecteurs un référendum sur cette question : Quels sont les meilleurs écrivains français actuels ? Je découpe le passage des réponses :
LES DIX PREMIERS
Ont obtenu :
Gide, 423 voix ; Camus, 342 ; Sartre, 324 ; Malraux, 298 ; Montherlant, 290 ; Claudel, 256 ; Mauriac, 243 ; Romains, 191 ; Martin du Gard, 180 ; Colette, 172.
Viennent ensuite :
Duhamel, 169 ; Anouilh, 141 ; Aymé, 128 ; Éluard, 107 ; Breton, 99 ; Giono, 97 ; Cocteau, 93 ; Prévert, 90 ; Aragon, 87 ; Maurois, 82 ; Michaux, 77 ; Alain, 71 ; Queneau, 58 ; Supervielle, 47 ; Céline, 46 ; Valery Larbaud, 29 ; Green, 28 ;Salacrou, 26 ; Léautaud, 25 ; Dorgelès, 25 ; Carco, 24 ; Gracq, 23 ; Maurras, 22 ; Lacretelle, 22 ; Daniel-Rops, 21 ; Herriot, 21 ; Maritain, 21 ; Simenon, 20 ; Peyrefitte, 20.
Gide en premier avec 423 voix. Duhamel en onzième rang avec 169 voix. S'il voit cela, il en jaunira en cachette." (Paul Léautaud, Journal Littéraire, tome 3, p. 1727)
vendredi 25 septembre 2009
Journal de Julien Green (suite)
Les précédents extraits du Journal de Julien Green datés de la mort de Gide que je donnais ici pourraient laisser croire que la conversation entre eux, qualifiée de «manquée», était impossible. Trop de choses pourtant les rapprochaient. Quant à celles qui les séparaient, l'un comme l'autre s'accordent à en voir une, qui résume toutes les autres : la différence d'âge ou pour dire mieux, le problème de chronologie...
Les 31 ans qui séparent Gide et Green s'accusent dès leur rencontre en 1923 par la prédominance prise par Gide dans le monde des lettres, sa position morale et bientôt politique. Gide est déjà le «grand homme» qui forge sa figure, qui domine comme Green le dit lui-même :
«Ce fut, me semble-t-il, dans les dernières semaines de 1923 que Philippe me demanda de passer chez lui pour une raison qui ne me fut révélée que plus tard. Si je ne puis situer exactement la date, je revois la couleur du jour et le décor, l'un aussi triste que l'autre. Dans le bureau banal, mais confortable, j'étais assis sur un de ces canapés tout en rondeurs et qui n'ont de vertu à mes yeux que leur élasticité. Une table chargée de papiers cache à moitié un appareil de chauffage au gaz, et voilà le bout de mise en scène que me livre ma mémoire. Il est peut-être trop tôt pour allumer une lampe et la lueur maussade qui tombe du ciel gris pénètre comme à regret dans cette petite pièce mélancolique. De quoi parlons-nous ? Aucun souvenir... Mais on sonne. Un instant s'écoule, puis je vois mon ami revenir avec un des plus étranges personnages qu'il m'ait été donné de voir. Comme il m'arrive le plus souvent, je ne saisis pas son nom et je suis bien sûr aujourd'hui qu'il n'a pas entendu le mien. Le regard qu'il me jette me réduirait au silence si j'avais le désir de parler : les yeux d'un noir profond ne se posent qu'une seconde sur moi, mais d'une manière inoubliable et comme pour m'écarter. Je pourrais aussi bien être un meuble. Cette situation anéantissante me dispense de faire un effort pour me joindre à la conversation, et je me contente de regarder. D'assez haute taille, le visiteur est habillé d'une grosse étoffe mieux faite pour la campagne que pour la ville et les manches d'un chandail noir lui descendent jusque sur les mains qu'elles couvrent à moitié un peu comme des mitaines. Là n'est pourtant pas le plus intéressant : le visage à lui seul est comme un spectacle dont on ne veut rien manquer. Haut et dégagé par la calvitie, le front aux proportions magnifiques surplombe les sourcils noirs et les grandes orbites où luisent les prunelles d'un éclat sombre et dur. La bouche est mince et prudente, il en sort une voix aux modulations si bizarres que le sens des mots qu'elle prononce m'échappe de temps en temps. Jamais encore je n'ai entendu parler le français de cette façon. Les dentales surtout feraient croire que le bout de la langue appuie contre le palais, non contre les incisives, et les sifflantes chuintent sans retenue. Parfois le ton s'élève, les sourcils montent et s'arrondissent, les lèvres s'écartent et un rire de fausset rompt tout à coup l'ordonnance de ce visage immobile. L'impression que je me trouve devant quelqu'un a été immédiate. De quoi parle-t-on ? De littérature sans doute, et soudain j'entends le nom de Blake. Il se trouve que j'ai dans la poche le petit volume de Chesterton sur ce poète. Ne hésitation et voilà le livre entre mes doigts.
- Vous parlez de Blake. Connaissez-vous ceci ?
Mais non, le visiteur ne le connaît pas. Voilà que tout à coup j'existe. Il me prend des mains le petit livre, tourne quelques pages, admire avec un grand "Ah !" théâtral les reproductions si joliment faites qu'il se déclare enchanté et glisse l'ouvrage dans sa poche en m'assurant qu'il me le rendra. De quel regard d'inquisiteur il m'examine cette fois... Se figure-t-il que c'est là pour moi une manière de compensation ? J'en ai le sentiment confus. Brusquement il me fait songer à un Lucifer déguisé en touriste, mais c'est parce que je viens de deviner à qui j'ai affaire. Il domine. C'est le seul mot que je trouve pour décrire l'effet qu'il produit. Ses manières simples et un peu brusques ont quelque chose d'insolite dont il a conscience et qu'il ne fait rien pour modifier : au contraire, il les cultive, soignant son personnage.
Après son départ, nul besoin de demander qui ce monsieur peut bien être. Le nom de Corydon jeté dans la conversation m'a instruit.
Cette première rencontre avec André Gide s'inscrivit dans ma mémoire alors qu'elle parut fuir la sienne, car il n'y fit jamais allusion par la suite et je ne songeais pas à l'en faire ressouvenir. Par ailleurs, j'ai toujours pensé que ce contact initial n'était pas fortuit et qu'il cachait, je crois, l'intention renouvelée de me faire connaître les meilleurs écrivains de notre temps.» (Julien Green, Jeunes années, autobiographie 2, Points, pp 413-414)
A ce «Lucifer déguisé en touriste», Julien Green aurait préféré le jeune homme encore inquiet qui se cachait derrière André Walter comme il l'écrit en1946 :
«26 août. — R. m'a prêté un exemplaire d'André Walter avec une photo de Gide à 20 ans, longue figure assez pleine, longs cheveux noirs, des yeux de Chinois, l'air penché, la pose tant soit peu artiste. Je suis demeuré saisi des transformations que le temps opère. Il me semble que j'aurais pu parler au garçon d'alors. J'aurais discuté avec lui. Nous avions en commun quelques incertitudes, mais maintenant, parler à Gide me semble parfois difficile. Il connaît trop bien, comme on dit en Amérique, toutes les réponses, et ce qui m'attire, c'est le flottement, le «je ne sais pas».» (Journal, tome 5, 1946-1950, Plon, 1951)
Green a beau écrire qu'il ne peut lire le Journal de Gide jusqu'au bout, il a sans doute lu les pages qui le concernent, comme celle-ci, de 1928 :
«12 Juin 1928.
J'ai eu grand plaisir à dîner l'autre soir avec Julien Green. C'était promis depuis longtemps. Avec une déférence vraiment charmante, et bien rare chez la nouvelle génération, il m'a fait entendre qu'il tenait à ce que je me considère comme son invité. [...]
Green est sans doute extraordinairement semblable à ce que j'étais à son âge. Plus soucieux encore de comprendre et de donner son assentiment, que d'affirmer sa personnalité par la résistance. J'aurais voulu pouvoir causer mieux avec lui. Il tenait à souci de me marquer sa confiance, et la mienne envers lui est très grande; mais j'ai de plus en plus de mal à m'abandonner dans une conversation. Je crains de l'avoir terriblement déçu, car je n'ai presque rien su lui dire que de banal; rien de ce qu'il était en droit d'attendre et d'espérer de moi. De plus, j'étais extrêmement fatigué; soucieux de ne pas trop le montrer. […]
Je voudrais qu'il n'eût pas gardé trop mauvais souvenir de cette soirée où il s'est montré si charmant, où je me suis montré si médiocre, où je déplore de n'avoir su mieux lui parler.»
Ou cette autre, de 1929 :
«11 ou 12 Avril 1929
Passé, hier, près de trois heures avec Green. Quel attachement j'aurais eu pour lui, si je l'avais rencontré au temps de ma jeunesse ! Tout en lui me plaît; il est de ceux pour qui l'on exigerait de soi le meilleur.»
Au temps de la jeunesse de Gide et surtout au temps de celle de Green, d'avant sa conversion de 1916 et de son retour définitif à la foi catholique de 1939 . Au temps passé des premiers livres ou au temps rêvé du Journal non expurgé comme le révèle cette conversation entre Maria van Rysselberghe, Martin du Gard et Gide :
«Il est cette fois beaucoup question de Green; a-t-on dit des choses nouvelles ? Guère; constaté que les dernières pages de son Journal sont plus intéressantes que les premières, par contre que ses derniers romans le sont moins que ses premiers. «Exactement depuis sa conversion, dit Gide, pour moi il est perdu pour la littérature; - Sa vie a-t-elle changé aussi ? questionne Martin. - Du tout, du tout, répond Gide, avant c'était l'enfer, pas de vie plus aventureuse, plus hardie que la sienne, et tout ça fait partie d'une part non publiée de son Journal, et qu'il finira fatalement par brûler. Il n'aime pas que je lui prédise.» (Cahiers de la Petite Dame, tome 4, p.150, Gallimard, 1977)
Les Cahiers de la Petite Dame révèlent d'ailleurs d'autres rencontres entre Gide et Green (en privé et en public) qui ne sont mentionnées ni dans le Journal de Green ni dans celui de Gide. Et même s'il ne faut pas trop faire parler les index qui n'ont après tout qu'une valeur quantitative, l'index du Journal de Green pour la période 1928-1954 montre que c'est André Gide qui revient le plus souvent dans ces pages.
Il convient donc de mettre un bémol à l'affirmation de Green selon laquelle "mis bout à bout, mes entretiens avec André Gide donneraient peut-être à croire que nous nous voyions souvent, mais un examen plus attentif des dates dissipera cette illusion." Et peut-être aurons nous quelques surprises en 2048, lors de la levée du secret sur le Journal non expurgé et tenu dans une mystérieuse fondation américaine. Si Gide s'est trompé et que Green n'a rien brûlé, bien entendu...
jeudi 24 septembre 2009
Tout Arrive ! (émission du 28/04/09)
Résumé du site de l'émission :
"- En compagnie de Pierre Masson, Eric Marty, et Laurent Nunez, la première partie décrit d'abord la manière de considérer l'oeuvre gidienne en 2009. Comment ces nouvelles parutions peuvent permettre, peut-être, de réévaluer Gide "moderne radical", dont on connaît souvent plus le journal qu'une oeuvre romanesque dans laquelle il y a incontestablement des ratages.
L'aspect biographique est également développé ici, notamment dans sa relation privilégiée à Paul Valéry ou à sa cousine Madeleine, qui sera tout au long de sa vie comme un "mariage garde-fou". (Enregistrement n°1)
- Puis, entrecoupée de quelques archives sonores, la seconde partie se penche plus directement sur quelques-uns des textes majeurs de Gide. Une oeuvre dans laquelle les textes s'opposent parfois, traversés pourtant dans leur succession par une certaine angoisse ainsi qu'une vraie thématique gidienne, celle de la liberté.
Bref, on échange ici sur le superbe Paludes (où le lecteur est au coeur), sur les Nourritures terrestres, L'Immoraliste ou bien Les Caves du Vatican et la Symphonie pastorale (moins réussis sans doute). Et l'on achève cette seconde partie par quelques mots du théâtre de Gide, bien méconnu. Quelques relectures d'épisodes bibliques à redécouvrir. (Enregistrements n°2 et 3)"
Enregistrement n°1 :
Enregistrement n°2 :
Enregistrement n°3 :
Actualité : Alain et Martin du Gard
«Je lis certains Propos d'Alain avec une admiration très vive. Je le préfère, et même de beaucoup, à Maurras, et ne vois pas par où Maurras lui pourrait être dit supérieur – si ce n'est par sa surdité. Maurras est un sourd, comme l'Angleterre est une île; de là sa force», notait aussi Gide dans son Journal (11 janvier 1923).
Les Journées Alain auront lieu les 3 et 4 octobre à Rouen, où Alain enseigna de 1900 à 1902 (l'un de ses élèves se nommait André Maurois) et à Mortagne-au-Perche, sa ville natale, qui accueillera notamment Alban Cerisier pour une conférence sur la NRF.
(Hôtel de ville)
11h00 Inauguration du buste d’Alain par Navarre.
15h00 Conférences :
- « Henri Navarre sculpteur de la lumière » par Hervé Joubeaux, ancien conservateur du musée de Chartres, conservateur du musée Mallarmé.
- « Louis Canet, élève d’Alain, intellectuel et serviteur de l’Etat », par Nicolas Plantrou, avocat, petit-neveu de Louis Canet.
- « Alain–Maurois : une rencontre intellectuelle et humaine fructueuse », par Cécile-Anne Sibout, enseignante à l’Université de Rouen, présidente de l’Association Etudes Normandes.
à Mortagne-au-Perche
(Salle des fêtes de l’hôtel de ville)
11h00 Assemblée générale
15h00 Conférence : « Les Cent Ans de la Nouvelle Revue Française », par Alban Cerisier, archiviste-paléographe, responsable du fonds littéraire de la maison Gallimard et concepteur de l'exposition « En toutes lettres... Cent ans de littérature à la NRF ».
__________________________
A signaler aussi que le 10 octobre à 17h au Château du Tertre de Serigny (près de Bellême, non loin de Mortagne-au-Perche), c'est-à-dire chez Roger Martin du Gard, les Amis du Tertre organisent la projection de :
Photographies et Journal de Roger Martin du Gard
1914-1918
Centenaire de la NRF... suite
Dans le cadre de la grange aux dîmes de l'abbaye d'Ardenne, près de Caen, l'exposition s'enrichit des documents en provenance des fonds d'archives de l'IMEC et Claire Paulhan est venue prêter main forte à Alban Cerisier, concepteur de l'exposition à la Fondation Bodmer : au total 300 pièces d’archives (lettres, manuscrits, photographies, épreuves, ouvrages, etc.), réparties en 10 parties et 18 vitrines.
Deux rencontres et un colloque ponctueront cette exposition :
- Rencontre «Revue en scène : La NRF» le 13 novembre 2009, consacrée au n°588 de la revue intitulé «Le siècle de La NRF», dans lequel se trouvent rassemblées les contributions inédites d’auteurs français réagissant librement à 21 articles choisis dans le fonds immense des sommaires de la revue, comme une « réponse faite aux aînés ».
- Rencontre «La Matière et la manière : Les archives de Jean Paulhan» le 24 novembre 2009. Bernard Baillaud, docteur ès lettres, président de la Société des lecteurs de Jean Paulhan et éditeur des Œuvres Complètes de Jean Paulhan chez Gallimard, viendra dire la complexité passionnante et foisonnante des archives de celui qui fut à la fois écrivain, critique et éditeur.
- Colloque «L’Esprit NRF : définitions, crises et ruptures, 1909 - 2009», du 9 au 11 décembre 2009.
Plus d'informations sur le site de l'IMEC.
lundi 21 septembre 2009
e-gide dans le BAAG n°164
L'arrivée d'un Bulletin des Amis d'André Gide est toujours source de joie. Le numéro 164 d'octobre 2009 est tombé vendredi dans ma boîte aux lettres et sitôt l'enveloppe dégoupillée j'en savourais l'alléchant sommaire :
L'Abeille et les Guêpes ou Quand André Gide flirtait avec les royalistes, de Pierre Masson
La Porte étroite et la question de la « sainteté en art », de Jean-Michel Wittmann
Conversations à Grasse : André Gide et Ivan Bounine, de David Steel
A la première Décade Gide de Cerisy (septembre 1964), extraits des Agendas de Jean Follain
Le « Réveil » de 1830, Jean-Jacques Keller et André Gide, par Alain Goulet
La suite du Journal de Robert Levesque (juin-octobre 1948)
Les dossiers de presse de Attendu que et du Journal
La chronique bibliographique et les informations diverses regroupées en Varia
Entre les dossiers de presse et la chronique bibliographique, un article intitulé « Mais qui est Fabrice ? » signé Céline Dhérin, que je prends tout d'abord pour une étude sur ce pseudonyme qu'emprunte Gide dans quelques pages de son Journal de 1917 alors que se noue la relation avec Marc Allégret, désigné par le prénom Michel.
Il n'en est rien puisque c'est de moi que parle Céline Dhérin et de ce blog. Quatre pages ! Et des plus élogieuses ! Dans le BAAG !
Depuis vendredi j'hésitais à évoquer ici cet article. Je passe pourtant outre ma crainte de l'auto-satisfecit pour remercier publiquement Céline Dhérin et bien sûr Pierre Masson, directeur du BAAG, de leur bienveillant regard sur ces billets accumulés ici depuis bientôt deux ans.
En signant de mon vrai prénom ce blog, j'avais bien en tête ces pages suisses et transies de 1917. Tout comme l'étymologie de ce prénom, « l'artisan » en latin. Aussi Céline Dhérin a-t-elle visé juste, au cœur, en soulignant l'aspect à la fois amoureux et amateur de mes billets.
Infiniment heureux d'avoir été lu aussi bien, je n'en suis que plus touché par tant d'éloge...
mercredi 16 septembre 2009
Journal de Julien Green
I - La mort de Gide et la conversation manquée (Journal, tome 6, 1950-1954, Plon, 1955)
23 février. — Chez Gide pour la dernière fois. Dans l'antichambre obscure, une foule silencieuse. Je reconnais Roger Martin du Gard, Gallimard, Jean Lambert, Marc Allégret. Tout à coup je vois Gide dans une pièce attenante au salon. Il est couché sur un petit lit de fer, les bouts des doigts joints. Ce n'est pas tout à fait le geste de la prière, mais cela y fait penser. La tête rejetée en arrière est d'une grande noblesse. Il n'a pas l'air de dormir, mais de réfléchir. En redescendant l'escalier, croisé J..., tout guilleret à l'idée qu'il va voir un mort. « Je vois bien que vous avez de la peine, me dit-il, car il vous aimait beaucoup. » Pas répondu. Dans la rue, à ma grande honte, j'ai pleuré. Étrange. Cela m'a toujours surpris de voir à quel point je lui étais attaché. Mauriac dans le Figaro dit que Gide a choisi le mal. Qu'en sait-il ? Qu'en savent-ils, tous? Dieu seul peut savoir.
Un religieux vient me voir, me parle de littérature, et fort bien (Wordsworth). Me dit qu'il a été élevé par des parents jansénistes qui fondaient leur religion sur la crainte de Dieu. Lui-même en a gardé l'empreinte. Je lui parle de Gide, suis d'avis qu'il faut prier pour lui. Il répond : « J'essaierai. » Toute la France janséniste est dans cette parole. Il déplore que les jeunes Français n'aient aucunement le sens de la poésie.
28 février. — On a beaucoup ri d'un télégramme que Mauriac a reçu peu de jours après la mort de Gide et ainsi rédigé : « II n'y a pas d'enfer. Tu peux te dissiper. Préviens Claudel. André GIDE. »
5 mars. — Le nouveau passager tombé à la mer, dit Cocteau à propos de Gide.
24 mars. — Mis bout à bout, mes entretiens avec André Gide donneraient peut-être à croire que nous nous voyions souvent, mais un examen plus attentif des dates dissipera cette illusion. A vrai dire, je n'ai pu jusqu'ici livrer au public que les bribes d'une grande conversation qui n'eut jamais lieu, parce que les circonstances ne s'y prêtèrent pas*. Il eût fallu, par exemple, les facilités que procure un voyage et ce voyage que nous souhaitions l'un et l'autre fut remis d'année en année jusqu'à ce qu'il fût trop tard. J'avais toujours l'impression de voir Gide entre deux portes, et lui aussi, peut-être, car il me répétait souvent que nous avions beaucoup à nous dire, mais que le temps nous manquait ; il nous manqua toujours. Je crois cependant que l'essentiel fut dit,
J'aurais pu, il est vrai, voir Gide plus souvent, mais je m'étais fait un principe de ne jamais provoquer une invitation de sa part et de me rendre, toutefois, au premier appel. Ainsi, j'étais sûr que s'il me voyait, c'était parce qu'il avait envie de me voir. Je le savais, en effet, harcelé de visiteurs et redoutais d'être, non pas importun, mais si l'on peut dire inopportun. J'ai moi-même beaucoup souffert déjà de ceux que M. de Montherlant appelle, je crois, des biophages ; je ne voulais à aucun prix être celui pour qui l'on retourne ostensiblement le sablier.
Si incomplètes que soient les notes que j'ai prises sur lui, elles donneront, je l'espère, une impression aussi juste que possible. J'ai décrit Gide tel qu'il s'est montré à moi, mais le Gide que nous avons vu sur son lit de mort emportait avec lui le secret d'une des personnalités les plus complexes de tous les temps. Ce qui m'attachait à lui plus encore que ses dons était une fidélité presque fanatique à l'idée qu'il se formait du vrai. L'antiquité même ne produisit jamais d'homme plus solidement aheurté à son sens, quand il croyait avoir raison, et c'est à un vieux Romain qu'il me faisait songer quelquefois.
Mon retour à l'Église fut pour lui une manière de scandale dont il ne prit jamais son parti. Il y eut un Cap des Tempêtes que notre amitié fut obligée de doubler à plusieurs reprises, mais aujourd'hui que cela est loin, déjà, je ne puis m'empêcher de croire qu'en cédant à ses arguments j'eusse perdu peut-être une partie de son estime et que cela l'intéressait de voir si je tiendrais bon. Résumée ainsi, la question paraît simple. Avec lui, cependant, rien ne pouvait être tout à fait simple. Combien j'hésite à écrire la phrase qu'on va lire, sûr que je suis, en effet, des malentendus qu'elle provoquera ! Depuis mon retour en France, en 1945, je n'eus jamais l'occasion de voir Gide qu'il n'essayât d'une façon ou l'autre de porter atteinte à ma foi. La conversion, dans mon cas, était à ses yeux un fléchissement devant les forces de l'hérédité, et Gide n'admettait pas qu'on fléchît. Ce serait très mal le comprendre que de dire qu'il tenait le rôle du démon. Son propos était, tout au contraire, de me sauver. Il voulait me gagner à l'incroyance et il y mettait le zèle du chrétien qui essaie de convaincre l'infidèle. C'était cela qui me bouleversait. Tout moyen lui semblait bon qui m'eût tiré du côté du doute, parce que le salut était à ce prix. Ce qu'il y avait en lui de religieux donnait à son athéisme une forme particulière et à sa non-croyance l'aspect d'une religion. D'autre part, l'intuition extraordinaire qu'il avait des êtres lui permettait de savoir à quel point j'étais troublé par nos entretiens sur le catholicisme, quelque soin que je misse à lui cacher mon état d'esprit. J'éludais parfois le sujet pénible. Il m'y ramenait doucement, fermement, avec l'obstination d'un missionnaire. A là fin, il se rendit compte qu'il perdait son temps (je ne pouvais pas plus reculer que ne le peut un homme qui sent derrière lui une muraille), mais il ne renonça jamais tout à fait à me convertir, et il le faisait visiblement par acquit de conscience et quelquefois contre son gré. La dernière fois que je le vis, il me posa une question dont je me garderai de rien conclure, mais qui prend dans mon esprit cette qualité particulière aux ultima verba. De cette voix sérieuse qui s'accordait si parfaitement avec son regard, il me demanda si je lisais tous les jours ma Bible. Autrefois, j'aurais souri de ces paroles qui me rappelaient mon enfance protestante, mais ce matin-là je n'avais pas envie de sourire. Je répondis que oui, que je la lisais toujours et il se tut un moment. Fut-il content ou non de ma réponse ? Je n'en sais rien. J'ai rapporté ce trait pour faire voir à quel point il me serait difficile de le juger, si le désir m'en prenait. Mais juger ne m'intéresse pas...
___________________________
* Déjà, en 1939, Green notait :
25 janvier. — Montré à Gide les pages de ce journal qui le concernent. Au récit de notre journée à Londres [le 19 juillet 1937], il a hoché la tête en disant : « Oui, j'ai senti ce jour-là que nous aurions pu nous parler... » Pour aller au-delà des réticences, il nous a manqué à l'un et à l'autre de nous trouver ensemble assez longtemps. Pour ma part, je puis dire que mes entretiens avec Gide sont comme les bribes d'une grande conversation qui n'a jamais eu lieu. Ce n'est manque de confiance ni de sa part ni de la mienne, mais il faut beaucoup de silence pour pouvoir nous parler, et je crois que, sur ce point, nous nous ressemblons... Rentré chez moi, j'ai relu une partie de Si le grain ne meurt avec un si grand plaisir que j'ai eu envie d'écrire à l'auteur, comme s'il venait de m'envoyer ce livre. Mais je ne l'ai pas fait. J'ai toujours été gauche dans mon affection.
Il voulait que je fasse un voyage avec lui en Egypte, mais j'ai refusé. Nous avons reparlé de notre journée à Londres. En nous quittant, nous avons eu l'un et l'autre un mouvement de tristesse inexplicable que j'ai deviné chez lui et dont il a certainement paru quelque chose sur mon visage. (Journal, tome 2, 1935-1939, Plon, 1939)