vendredi 20 novembre 2009

D'un anniversaire (3)

Poursuivons la lecture rétro-active du centenaire de Gide paru dans la Quinzaine Littéraire avec cette fois Gide vu par...

"Philippe Sollers

André Gide n'a jamais représenté rien de décisif pour moi, sauf en ce qui concerne sa position critique, ce qu'on pourrait appeler son système de lecture, très différencié et ambigu.
Il serait intéressant d'étudier la façon dont Gide est devenu une formation de compromis, pratiquant une politique de «troisième force» entre ce qu'il y avait d'archi-réactionnaire dans la littérature de la fin du XIXe siècle et une certaine attention qu'il a tenté de porter sur les percées révolutionnaires qu'étaient le surréalisme, le marxisme, le freudisme. Entre ces deux voies, il occupait une position de centralisation imaginaire; c'est ce qui donne ce caractère de musée à son œuvre, ce qu'on pourrait appeler, n'est-ce pas, la nécropole NRF.
On peut suivre à la trace, dans le Journal, l'effort qu'il fait pour s'arracher à son classicisme congénital et pour s'ouvrir à des révolutions dont il sent bien le caractère radical mais qui l'inquiètent. Cet effort a même quelque chose de pathétique. A certains moments, il est tout près de basculer et puis il décroche, il temporise. Dans chaque livre qu'il a ouvert, on trouverait une fleur fanée.
Il lit Lautréamont en 1905, c'est-à-dire extraordinairement tôt. II saisit immédiatement son importance. «La lecture (...) du 6e chant de Maldoror me fait prendre en honte mes œuvres et tout ce qui n'est que le résultat de la culture en dégoût.» Bien! Mais, après avoir aperçu et placé, de manière remarquable, Lautréamont, il se dérobe, il ne revient plus sur ce sujet. Même chose pour Mallarmé, qu'il ne reconnaît que de façon superficielle (tout en restant méfiant vis-à-vis de l'inanité «poétique» de Valéry). Pour le reste, le Journal montre, en effet, une culture «encyclopédique». Il connaît la littérature du monde entier mais s'il s'intéresse à tout, il demeure toujours en centre de l'hémicycle, c'est un représentant parfait de sa classe.
Vis-à-vis de Freud, c'est le même mouvement. En 1922, il dit qu'il fait du freudisme depuis dix ans, quinze ans, sans le savoir, et il conclut bizarrement:
«Il est grand temps de publier Corydon». Donc, très éveillé, intéressé, mais, tout de suite, c'est le refus, la fermeture, la fuite. En 1924, il nous apprend que «Freud est gênant ». «Il me semble qu'on fût bien arrivé sans lui à découvrir son Amérique (... ) Que de choses absurdes chez cet imbécile de génie.» Ce jugement pèse, évidemment, son poids d'aveuglement révélateur.
Même chose pour le marxisme. Il dit avoir essayé de lire Marx, il a lu sans doute quelques livres de Lénine et ses prises de position politiques, au moment de la montée du fascisme, ne sont certainement pas à négliger. Mais en même temps, c'est dans ce domaine que l'ambiguïté culmine. En parlant de Marx, il se trahit, il s'avoue: «Dans les écrits de Marx, j'étouffe. Il lui manque quelque chose, je ne sais quelle ozone indispensable à la respiration de mon esprit.» Vous voyez : toujours cet effort pour se libérer de la marque psychologique et son inaptitude à le faire.
On peut dire que Gide avait une avance considérable sur les autres acteurs de la littérature ou de la culture françaises de son temps, mais le retard de l'idéologie bourgeoise, dont il est malgré tout le représentant, ce retard, lui, est constant et ne bouge pas. II reste un idéologue bourgeois qui voudrait bien changer de terrain car il sent bien que tout se passe ailleurs mais, non, il ne peut pas s'y faire, il le dit lui-même après la lecture de Marx: «Je sortais de là, chaque fois, courbaturé». Ce qui courbature Gide, c'est Marx. Alors, sa venue brève et hâtive au communisme, si elle doit être saluée, doit être réduite à ce qu'elle est : une affaire sentimentale. Il a horreur de la théorie qu'il trouve bien entendu «inhumaine». Il préfère «la chaleur du cœur». Quand il oppose l'idéalisme et le matérialisme, il refuse de choisir l'un ou l'autre. Non! Il voudrait que l'on remplace matérialisme par rationalisme : grâce à ce tour de passe-passe, on pourrait tout réconcilier.
Comme écrivain, il ne m'a jamais touché et il me semble que sa syntaxe est sans intérêt. Mais son itinéraire intellectuel n'est pas sans dignité. Il serait utile d'en faire une analyse approfondie où l'on verrait se formuler toutes les composantes de cette idéologie «de la rue Vaneau» qui nous paraît aujourd'hui sans réalité. Gide est le symptôme aigu d'une idéologie mystifiée, incapable, malgré son désir, de remettre en question les fondements de sa propre culture. En ce sens, il est tout à fait exemplaire.
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