En 1922, Rilke recommande le peintre polonais Erich Klossowski à André Gide. Klossowski veut mettre ses deux fils à l'école du Vieux Colombier: le plus jeune a quatorze ans et se prénomme Balthasar (il deviendra Balthus) ; l'aîné a dix-sept ans et se prénomme Pierre. Le jeune Pierre Klossowski n'est pas intimidé par Gide. Il a fréquenté Rilke qui est l'amant de sa mère. En 1923, il écrit une lettre à André Gide :
«Et voilà qu'une chance inespérée s'offrait à moi de faire une sorte apprentissage moral et matériel auprès de l'homme même que j'avais désigné comme mon directeur de conscience. Or c'est moi qui avait choisi cet homme pour le consulter. Gide, au reçu d'une longue lettre où je lui exposais mon dépaysement moral avec assez de lucidité pour l'intriguer fort, m'attendait et m'accueillit. Ca ne lui arrivait pas tous les jours de voir venir à lui un adolescent qui l'avait pareillement lu, déchiffré et deviné.» (Le peintre et son modèle, entretiens avec Pierre Klossowski, Jean-Maurice Monnoyer, Flammarion, Paris, 1985)
Cette lettre mettait en avant «des obsessions au gré d'une anomalie qui nous était commune» confie toujours en 1985 Pierre Klossowski à Jean-Maurice Monnoyer. Gide apprécia le ton de ce jeune homme venu d'un milieu bohème qui osait s'affranchir des préjugés. Il décida de le prendre sous son aile et le fit venir à Cuverville afin de décider ce qu'il ferait de celui qui allait désormais devenir «Maître Pierre».
Très vite, Gide abandonne l'idée d'en faire son secrétaire : Maître Pierre est bien trop artiste, insouciant voire négligent quand il s'agit de relire les épreuves des Faux monnayeurs ou de Si le Grain ne meurt que Gide lui a confiées... Il est donc décidé de l'envoyer au lycée Janson de Sailly en classe de philosophie. Gide devient son «répondant», une sorte de tuteur attentif mais exigeant comme en témoignent quelques lettres publiées en 1985* :
«Maître Pierre ne m'écrit pas, alors qu'il aurait tant de choses à me dire, et bientôt quand il voudra m'écrire, il ne saura par où commencer. Où en es-tu avec Yves ? Où en es-tu avec Mademoiselle Sutter ? Je ne sais presque rien de votre aventure, que par Marc, et très insuffisamment. Au revoir, enfant terrible. Tu as éveillé ma curiosité et mon affection. Tu te dois de les satisfaire.» (lettre datée du 22 mars 1924)
«Pour le moment je ne puis penser qu'à l'impasse où t'acculent ta négligence, ton désordre et ta légèreté.» (lettre datée du 25 avril 1924).
Les frères Klossowski gravitent encore pendant plusieurs années dans l'orbite gidienne comme on le voit dans les Cahiers de la Petite Dame : ils sont là pour aider aux préparatifs des départs au Congo et en URSS. Mais Pierre se trouve d'autres maîtres : Denis de Rougemont auprès de qui il est un temps tenté par le protestantisme, l'extravagant Louis Massignon pendant son expérience monastique...
Il revient à la vie laïque en 1947 et épouse Denise. Ce mariage met un terme à un itinéraire tortueux et tourmenté que Klossowski qualifie lui-même de «trop longue adolescence». Il ne sera plus question d'homosexualité sauf à la fin de sa vie - réminiscence gidienne ? - dans un contexte d'Eros socratique, notamment dans son livre L'adolescent immortel.
A l'exception de la contribution à la traduction des poèmes d'Hölderlin et d'articles dans différents journaux et revues (Revue de la Société psychanalytique de Paris, Acéphale...), Pierre Klossowski n'a encore rien écrit d'important avant son mariage en 1947. Cette même année, il publie Sade mon prochain qui trouve un écho retentissant. Puis son premier roman en 1950 : La vocation suspendue, sur son expérience religieuse.
Pierre Klossowski semble aussi avoir hésité entre l'écriture et le dessin. N'envoyait-il pas à Gide des petites aquarelles aux sujets affriolants ? «Des scènes de boys-scouts violés par des messieurs en frac» s'amuse Klossowski toujours dans ses entretiens avec Jean-Maurice Monnoyer ou cet autre dessin évoqué dans une lettre à Gide qui avait pour titre «Le petit éclaireur et Monsieur»... Il est d'ailleurs question que Pierre illustre une édition de luxe des Faux monnayeurs que prépare Maurice Sachs en 1934.
Mais les premières ébauches sont par trop osées : «[Gide] était effrayé parce que j'avais dessiné son personnage d'Edouard dans un fauteuil et, derrière lui, un jeune homme nu» apprend-on encore par Monnoyer. Est-ce ce souvenir qui en 1954 allait donner le portrait allégorique par Pierre Klossowski où l'on voit Gide délaissant la lecture pour se tourner vers la statue d'un jeune joueur de flûte ?
Vers la fin de sa vie, Maître Pierre ne se retourne pas seulement vers sa jeunesse et ses souvenirs homosexuels : il revient aussi au dessin et s'y consacre presque entièrement, jusqu'à sa mort en 2001, à l'âge de 96 ans. Retours vers deux passions qui ne l'ont jamais tout à fait quitté. En 1963 dans Un si funeste désir, Klossowski consacrait déjà deux chapitres à Gide pour le montrer citadelle imprenable face aux convertisseurs et résolu à ne rien céder sur le plan de ses désirs.
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* Pierre Klossowski, Cahiers pour un temps, textes réunis par Andréas Pfersmann, Centre Georges Pompidou, 1985
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