Toujours à l'occasion du centième anniversaire de la naissance d'André Gide en novembre 1969, la Quinzaine Littéraire donne la parole à trois écrivains (et à une étudiante en philosophie). Voici le premier de ces quatre jugements, André Gide vu par...
"Nathalie Sarraute
André Gide, aujourd'hui, ne représente plus grand chose pour moi. Je ne l'ai plus relu depuis longtemps. Il fut en revanche très important pour ma génération. A dix-huit ans nous étions exaltés par les Nourritures terrestres. Je me souviens avoir lu ce livre après l'avoir plongé dans l'eau de la Méditerranée! Mais, à vrai dire, j'étais par moments gênée par sa forme emphatique, incantatoire. Quant à ses romans, leur substance m'a toujours paru pauvre et leur écriture précieuse et compassée. Dans les Faux-monnayeurs, il y a peut-être une prescience de certaines voies que le roman a empruntées plus tard, mais j'avoue que, sur le moment, je ne m'en suis pas rendue compte, le roman m'a paru plat.
Dans son œuvre, je plaçais à part Paludes où la forme gidienne, avec ses raffinements et ses maniérismes, sert admirablement son propos. Oui, Paludes est un joyau. Il me semblait qu'à un bien moindre degré, car là Gide ne s'était pas arraché à la convention, les Caves du Vatican étaient dans leur genre, une réussite. Nous étions surtout intéressés par son œuvre critique : Incidences, Prétextes, Nouveaux prétextes. Il y montrait, à l'égard de toutes les gloires officielles de l'époque, la même indépendance qu'il manifestait vis-à-vis de la morale traditionnelle. Il a osé dire que le jeu de Sarah Bernhardt avait été détestable. Il nous confirmait qu'Ubu était une grande pièce et que Curel ou Bernstein, alors illustres, étaient de piètres écrivains. Il a parlé de Dada d'une façon pénétrante. Il a voulu faire connaître mieux Dostoïevski en France. Il était un homme en éveil, luttant sans cesse pour se libérer, pour passer outre à tous les interdits. Sa présence et sa parole étaient pour nous un soutien. Son goût comptait pour nous. Quand j'ai fini Tropismes, j'ai souhaité que Gide lise le livre. Je me suis dit qu'il ne l'a pas lu... pour me consoler."
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