"En comparaison avec celle de Jean Grenier ou de Nietzsche, l'influence d'André Gide sur Albert Camus est moindre. Cela est sans doute paradoxal puisque Gide est, parmi tous les auteurs lus par Camus jusqu'en 1937, celui qui s'attache le plus à donner vie aux mythes grecs en les recréant avec originalité dans ses pièces, ses soties et ses traités. Commentant, à propos de Thésée, l'apport du mythe dans l'œuvre gidienne, Louis Martin-Chauffier écrit :
Gide a beaucoup emprunté à la mythologie grecque. Sa pensée a puisé à cette source fabuleuse, s'y est abreuvée, sans pourtant repousser les fréquentes interventions d'un mysticisme particulièrement actif. [...] le penchant de Gide pour les mythes grecs s'explique moins par leur propre valeur mythique que par la matière admirablement « préparée » qu'ils fournissaient à des commentaires ou à des interprétations toutes personnelles et que l'on pourrait dire hétérodoxes (59).
Or, Camus jeune homme avait lu avec enthousiasme l'œuvre de son aîné ; l'article « Rencontres avec André Gide » nous assure qu'après un rendez-vous manqué avec l'écrivain à l'âge de seize ans, il l'avait redécouvert quelques années plus tard :
Un matin, je tombai enfin sur les Traités de Gide. Deux jours après, je savais par cœur des passages entiers de la Tentative amoureuse. Quant au Retour de l'enfant prodigue, il était devenu le livre dont je ne parlais pas : la perfection ferme la bouche. J'en fis seulement une adaptation qu'avec quelques amis je portai plus tard à la scène. Entre-temps, je lus toute l'œuvre de Gide [...] (60).
Toute l'œuvre de Gide, c'est-à-dire une longue liste d'écrits d'inspiration mythique, parmi lesquels il faut nommer principalement : le Traité du Narcisse, le Prométhée mal enchaîné, le Retour de l'enfant prodigue et Œdipe. L'influence gidienne sur la formation de la pensée mythique de Camus semble donc, a priori, grandement probable.
Pourtant, si la connaissance qu'avait Camus des livres de Gide et le commun intérêt de ces deux auteurs pour le mythe semblent les rapprocher, la première constatation qui se dégage d'une étude attentive de leurs œuvres respectives est celle de la différence dans la signification qu'ils accordent au mythe, différence due à une certaine divergence dans l'orientation de leur pensée. Albert Camus se sent attiré par les questions de la destinée de l'homme, par sa place et son rôle dans le monde. André Gide s'attache plus spécialement aux problèmes de personnalité et de conduite individuelle. De façon générale, Camus utilise les mythes pour exprimer des réalités d'ordre métaphysique ; Gide, pour étudier des réalités de nature psychologique ou éthique. A travers Saül et le Roi Candaule, Perséphone, Œdipe et le Retour de l'enfant prodigue, ce sont les problèmes des limites de la liberté individuelle, de la disposition à l'accueil, de l'attachement aux traditions familiales, religieuses, sociales ou au contraire le refus de tout passé, qui sont examinés. Ou encore, dans le Prométhée mal enchaîné, les questions relatives à la personnalité et à l'importance qu'il faut accorder à sa propre conscience. Que le mythe soit pour Gide l'argile dans laquelle il exprime ses préoccupations éthiques et psychologiques, cet extrait des Considérations sur la mythologie grecque nous le déclare nettement :
... Or je dis que plus on réduit dans la fable la part du Fatum, et plus l'enseignement est grand. Au défaut de la loi physique la vérité psychologique se fait jour, qui me requiert bien davantage (61).
Pourtant, si le sens que Camus donne au mythe diffère de celui que lui attribue Gide, il n'en reste pas moins probable que ce dernier influença le premier, en lui donnant des exemples convaincants par leur qualité esthétique de ce qu'il est possible de réaliser en littérature à partir de la fable. Il est probable que Camus admirait en Gide l'écrivain qui reprenait à son compte le matériau de la légende pour le remodeler avec intelligence et art et lui faire révéler, selon les intentions exprimées dans ce passage, une vérité nouvelle :
La fable grecque est pareille à la cruche de Philémon, qu'aucune soif ne vide, si l'on trinque avec Jupiter. [... ] Et le lait que ma soif y puise n'est point le même assurément que celui qu'y buvait Montaigne, je sais — et que la soif de Keats ou de Goethe n'était pas celle même de Racine ou de Chénier (62).
Le rôle que joua Gide, croyons-nous, auprès de Camus, précisément dans le domaine du traitement esthétique du mythe, apparaît à la suite d'une étude attentive des œuvres des deux écrivains. Les ressemblances qui se dégagent alors portent sur la structure du mythe utilisé et sur le ton qui lui est donné.
Si l'on considère, par exemple, le Traité du Narcisse et l'Homme révolté, on décèle une similarité de structure intéressante. Dans le traité de Gide, la structure adoptée rappelle une sorte de triptyque dans lequel le panneau central, représentant Adam Androgyne et le poète, est entouré de deux panneaux représentant chacun une figure de Narcisse. Le développement d'une pensée de nature philosophique — la recherche des idées, des formes parfaites — à laquelle se mêle parfois, discrètement, l'ironie, s'ouvre sur un bref rappel de la légende traditionnelle de Narcisse (suivi, il est vrai, d'un passage où s'exprime l'invention de l'auteur) et se clôt sur une image neuve de Narcisse, image qui prolonge et conclut le développement précédent. Sans qu'il soit possible d'établir un parallèle rigoureux, on peut cependant constater la même construction en triptyque dans l'Homme révolté, si l'on admet que les deux sections intitulées « la Révolte métaphysique » et « la Révolte historique » se relient beaucoup plus étroitement au mythe de Prométhée que les commentaires sur la « Révolte et [!'] art ». On s'aperçoit alors que le développement historique et philosophique de la révolte — développement d'une pensée sérieuse et ferme mais de laquelle l'ironie n'est pas absente — s'ouvre sur l'évocation rapide de la légende de Prométhée telle qu'elle est transmise par les théogonies et la trilogie d'Eschyle, et se ferme sur une nouvelle figure du Titan, qui se place dans le prolongement de l'étude de la révolte et de la démesure (63).
Une ressemblance dans le ton que revêt le mythe apparaît à travers la comparaison du Prométhée mal enchaîné et du « Minotaure », bien que de prime abord une telle comparaison puisse sembler infructueuse. En effet, le Prométhée mal enchaîné est une sotie, « le Minotaure », un essai. Dans la première œuvre, les différentes parties, quoique apparemment sans liens, sont en fait rattachées les unes aux autres sur le plan de l'intrigue et au niveau de la signification et du système de métaphores. Dans la deuxième œuvre, les différentes parties ne forment un ensemble que sur le plan de la signification et comme constituants d'une atmosphère mythique. Gide fait preuve, dans la recréation du mythe, d'une imagination fertile et cocasse ; Camus fait allusion à la légende en quelques lignes et s'en tient à la figure traditionnelle du monstre caché dans son labyrinthe.
C'est uniquement dans le ton choisi pour relater le mythe et le texte dans lequel il s'inscrit que les deux œuvres présentent des ressemblances. Mlle Germaine Brée, dans son étude sur Gide (64), note qu'à des fins ironiques et satiriques Gide emploie un style prosaïque, utilise l'anachronisme, transpose et réduit le mythe. Bien que l'ironie côtoie le lyrisme dans certains passages, elle n'en est pas moins sensible dans l'essai de Camus et la satire, pour atténuée qu'elle soit parfois par la sympathie, n'en est pas moins évidente. Exception faite de l'anachronisme direct — car il y a anachronisme indirect dans la juxtaposition de l'évocation du Minotaure et de la description des matches de boxe qui se déroulent « dans ce temple de chaux, de tôle et de ciment » comme des rites propitiatoires offerts « à des dieux au front bas » (65) — Camus emploie des techniques qui rappellent celles de Gide, principalement dans le prosaïsme des scènes décrites — telles celles des Oranais en proie à l'ennui dévorant, le monstre taurin — et dans la réduction du mythe.
Interrogé par G. d'Aubarède (66), Camus déclarait son « culte » pour Gide en tant qu'artiste, que « maître du classicisme moderne », son adhésion à un écrivain qui avait un si profond respect des choses de l'art. Nous croyons possible d'ajouter que l'admiration et l'adhésion de Camus allaient aussi à celui qui lui avait donné quelques leçons dans l'art de recréer le mythe en littérature.
André Gide, Œuvres complètes, vol.13, notice par Louis-Martin Chauffier. Les phrases en romain sont en italiques dans le texte.
Essais, « Rencontres avec André Gide », p. 1118*
Œuvres complètes, vol.9, fragments du Traité des Dioscures, p. 149
Ibid., p. 147
Pour une analyse détaillée de l'Homme révolté, cf. infra, deuxième partie, chap.3
André Gide, l'insaisissable Prothée, pp. 104 à 107.
Essais, l'Eté, p. 823.
Ibid., textes complémentaires."
Editions universitaires, 1973, Paris, pp. 35-38
* cet article figure aussi dans l'Hommage à André Gide, de la Nouvelle Revue Française parue en novembre 1951 après la mort de Gide
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