A la fin de l'année 1920, un "Annamite" nommé Phong, prêté par un général grâce à l'intermédiaire d'André Ruyters, vient servir à la Villa Montmorency. Il est vite rejoint par "Kiki"... La Petite Dame notera dans ses Cahiers ces péripéties domestiques qui plaisent beaucoup à Gide et notamment l'arrivée de Kiki le 12 novembre 1920 :
« Nous décidons de prêter Phong à Jeanne Drouin, pendant que nous essayons du nègre et Gide est très préoccupé de savoir comment le lui annoncer sans le blesser. Le nègre vient d'arriver et Phong annonce : « Autre Malgache dans la cuisine. » On l'introduit : il a l'air d'être en étoffe et se tient comme une otarie; il se plie en deux pour dire bonjour. Gide lui parle « petit nègre »; il répond en un français de Montmartre très déluré ! Il nous apprend qu'on l'appelle familièrement « Kiki » dans le milieu de Mme Mühlfeld, mais nous trouvons cela trop irrespectueux pour nous-mêmes et nous dirons Paolo. Il réclame tout de suite un plumeau ! Ça lui manquait ! Il fait du zèle, très domestique de comédie. »
Le 20 novembre : « Le nègre a découché ! Et il est rentré trop tard pour nous le cacher. Gide décide tout de suite de lui accorder une nuit par semaine, à condition qu'il ne triche plus. « J'aurais été un excellent maître pour des esclaves, dit-il, avec des domestiques, je suis toujours embarrassé. »
Le 24 : « Deux espèces d'apaches, se disant amis de Kiki, sont venus demander après lui; leur aspect a positivement épouvanté Gide. Non, décidément, ce Noir n'inspire aucune confiance et nous ne pourrons pas le garder. Du reste son attitude change visiblement; sa déférence n'est plus obséquieuse mais narquoise; et ce qu'il a l'air de s'embêter ! »
Le 27, « Kiki s'en va » et le 29 : « Nous avons remplacé Kiki par la vieille Pierrette, la femme de ménage de toujours. » « Avec elle, la vertu semble rentrée dans la maison », commente Gide. Mais à partir de juin 1921 : « Elle occupe toutes nos conversations. Il est certain qu'elle devient folle, - folie de la persécution. »
« Gide a noté des histoires inouïes, dont il me fait le récit; chaque jour il a une heure de conversation avec elle, ce qu'il appelle une cure de conversation. Il a la preuve qu'elle détient dans sa chambre un revolver chargé; tous les amis s'inquiètent et lui représentent que ça commence à devenir dangereux, et que nous sommes les victimes indiquées.. Mais il ne s'émeut guère, et moi non plus. Il est avec elle angéliquement patient et d'une inlassable bonté. Elle interprète les choses les plus simples d'une manière ténébreuse. Le nombre de choses dont il vaut mieux ne pas parler devant elle augmente tous les jours, et il y est très attentif. Quand elle entre pour faire son service, parfois au milieu d'une phrase, il change le sujet et c'est nous qui avons l'air de divaguer. »
Ce sont ces « histoires inouïes » et inédites que les éditions Fata Morgana publient grâce à Catherine Gide et avec une postface de Pierre Masson sous le titre Histoire de Pierrette. Il est toujours jubilatoire de découvrir des textes inédits, quelques soixante ans après la mort de leur auteur. Même si l'Histoire de Pierrette n'est pas une pièce essentielle dans l'œuvre d'André Gide, elle s'imbrique parfaitement dans la géographie gidienne.
D'un point de vue littéraire, ces pages appartiennent aux annexes du Journal. Peut-être pour alimenter d'autres œuvres comme le suggère Pierre Masson. Un mois plus tôt, Gide notait de la même manière dans le Journal des Faux monnayeurs l'épisode du « gosse en train de subtiliser un livre » :
« Avait-il eu l'intention de réserver pour un même usage les pages relatives à Pierrette Adam, en ne les intégrant pas à son Journal ? On ne peut l'exclure. En tout cas, elles trouveront un écho en la personne de La Pérouse, vieillard marqué par la maladie de la persécution, qui, tout comme elle, détient un revolver chargé dans sa chambre. »
D'un point de vue littéraire toujours, la composition dément l'affirmation de Gide selon laquelle il s'agit uniquement de « notes éparses ». Et même s'il semble inachevé, le récit se termine de façon assez significative sur un épisode qui renvoie au début de l'histoire, tout en suggérant de possibles prolongements dramatiques : une technique toute gidienne du point final en « bouclage ».
Une fin conforme à cette observation du Journal des Faux monnayeurs : « […] les fins précipitées me plaisent [...] l'imagination jaillit d'autant plus haut que l'extrémité du conduit se fait plus étroite, etc... », et à cette autre pratique gidienne qui consiste à abandonner un récit lorsqu'il ne l'intéresse plus.
Une autre note de la Petite Dame, du 20 février 1922, explique peut-être ce désintérêt : « Pierrette est toujours là comme une épave; un désespoir morne a remplacé la folie; son service est quasi nul, mais nous sommes habitués. » Si comme le montre fort bien Pierre Masson, Gide a toujours été intéressé par la folie, il faut encore ajouter que toutes les folies ne sont pas intéressantes. Ou dans le cas des persécutés, vite répétitives.
Un désintérêt littéraire mais non pas humain car cette Histoire de Pierrette montre aussi le Gide toujours préoccupé des autres, angélique et patient, à l'écoute. Celui qu'on a fait passer pour l'égotiste type est un « alterophile » : celui qui sait muscler ses œuvres, sa morale et sa vie grâce à autrui.
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