« Si je continue à lire Gide ainsi que je le fais, je ne pourrai bientôt plus écrire qu'en le plagiant. »*
L'auteur de cette remarque a 18 ans. Nous sommes en 1940. Qu'importe la jeunesse et la guerre, Jacques Brenner sait qu'il sera un écrivain et il a déjà un avis bien tranché sur ses futurs « confrères » qu'il mettra plus tard à profit dans ses tableaux et autres histoires de la littérature :
« Gide écrit d'abord La Tentative, Le Voyage d'Urien, Paludes... et tous ces romans où l'auteur ignore la vie courante prennent une sorte de valeur d'éternité. L'atmosphère, le monde créé est absolu, cet absolu a une valeur métaphysique.
Gide avançant dans la connaissance du monde écrira L'Immoraliste, La Porte étroite, La Pastorale, où la vie (courante) n'entre que par un seul côté. Ce n'est qu'avec Les Caves et surtout Les Monnayeurs que le je mourra... pour porter beaucoup de fruits. »**
Le tome 1 du Journal de Brenner porte en sous-titre « Du côté de chez Gide ». C'est la figure idéale, idéalisée, de l'écrivain pour ce jeune homosexuel passionné de lecture, de théâtre et qui ne rêve qu'à ouvrir une librairie et écrire lui-même des livres. Alors que France Culture va bientôt s'interroger sur l'influence de Gide en 2010, revenons en arrière pour essayer de comprendre ce qui a changé, et ce qui demeure dans cette influence.
Je pioche pour cela dans l'article de Brenner intitulé Reconnaissance paru en novembre 1951 dans l'Hommage à André Gide de la NRF :
« I
Ce qu'il représenta pour beaucoup de jeunes, voilà ce que je peux essayer de dire ici.
Jamais plus, je pense, un écrivain ne me procurera un étonnement, puis un enthousiasme comparables à ceux que, durant l'été de ma seizième année, j'éprouvai lorsque je lus pour la première fois André Gide. C'était à Tulle. J'avais acheté Si le grain... dans la Select-Collection aux couvertures si laidement illustrées. Je crois que ce fut l'irruption de la littérature dans ma vie. Ou plutôt la fin de la séparation entre la vie et la littérature. J'avais dévoré beaucoup de livres jusque-là, mais au hasard et sans être concerné par ce que je lisais. Il s'agissait de divertissement : je prenais plaisir à des fictions sans rapport avec mes préoccupations. La communication réelle semblait impossible. Soudain, comme cet auteur était proche. Il me parlait de ce monde où je vivais, me l'expliquait, me le découvrait et je n'avais plus besoin de ces mondes imaginaires où je désertais ma vie. Gide m'apparut comme un entraîneur.
Gide me donnait aussi une leçon d'écriture. Je connus la joie de lire une belle phrase. La littérature devenait un art, en même temps qu'un instrument de connaissance. A partir de Gide, j'allais pouvoir partir à la recherche de Stendhal et de Rousseau. A partir de Gide, sincèrement aimer Mallarmé, Racine, Ronsard.
Le moraliste resta inséparable de l'artiste. Je lus pèle-mêle tous ses livres (quelle œuvre variée !). Comme j'écoutai l'appel de l'aventure qu'est Paludes, la mise en garde qu'est Saül, combien me touchèrent l'ironie des Caves, la lucidité des Faux Monnayeurs, la noblesse d'Œdipe, l'hymne à la joie des Nouvelles Nourritures. Je ne vis jamais une littérature d'évasion, mais tout le contraire, dans cette œuvre qui m'ouvrit les yeux sur tant de choses, m'éclaira sur les autres et sur moi-même, cette œuvre qui chante l'idée de progrès et nous invite à toujours aller un peu plus avant, à devenir. «Camarade, n'accepte pas la vie telle que te la proposent les hommes...» Gide assure : «Je ne me plais que tendu» et c'est à ses efforts pour s'obtenir de lui-même que j'ai toujours été le plus sensible.
Ce qu'a fortifié d'abord en moi cette œuvre, dont il n'est pas une ligne «que je ne reconnaisse», c'est le goût de la vérité et de l'honnêteté. Quant au courage et à l'indépendance, aucun écrivain n'en a montré jamais autant que Gide.
On envie sans doute son existence privilégiée. Il est vrai, Gide a été favorisé, mais il a su mériter ses privilèges. Il s'est prodigieusement cultivé, il a beaucoup risqué, sa vie même est devenue un chef-d'œuvre.
Ces dernières années, je m'étonnais de le voir parfois se répéter. A lire les articles qui lui ont été consacrés à sa mort, j'ai dû convenir que ces répétitions étaient insuffisantes : beaucoup parlent de Gide qui ne l'ont pas lu, qui n'ont lu que ses adversaires. Mais peut-être est-ce une chance encore pour Gide que se dresse toujours contre lui la coalition de l'ignorance et de la mauvaise foi. Avec lui, on est sûr de se trouver du bon côté.
Je me souviens de ma première visite rue Vaneau. Jamais non plus, sans doute, je ne connaîtrai cette émotion. J'étais tout jeune encore. J'allais voir le grand homme de mon adolescence. Je trouvais presque significatif qu'il habitât au dernier étage de la maison. J'étais si troublé que, lorsqu'il vint lui-même ouvrir la porte, bien que je l'eusse naturellement reconnu, au lieu de me présenter, je demandai : « Monsieur Gide ? » II me fit parler plus qu'il ne parla. Il paraissait bien tel qu'il s'est peint dans le Journal. Je ne le revis du reste pas très souvent et presque toujours par hasard. Mais cela comptait qu'il fût là. On n'écrivait pas sans penser à lui. « Qu'à cela ne tienne », comme dit Protos, on continuera. Tout me porte à croire que Gide restera pour moi, malgré la mort, le plus important écrivain français vivant. Peut-être seulement va-t-il rajeunir et redevenir tel que l'on voit l'oncle Edouard sur la photographie qui figure au treizième tome des Œuvres complètes. Plutôt va-t-il avoir maintenant tous les âges.
II
Parmi les œuvres de Gide, il en est une que je sais par cœur. Non point celle que je préfère (mes préférences vont sans doute au Prométhée). C'est Œdipe, que nous nous étions proposé, quelques camarades étudiants et moi, de faire entendre aux Rouennais, en 1943. Le spectacle fut d'ailleurs interdit avant la première représentation. « Que ne puis-je être près de vous... », nous avait écrit Gide de Sidi-Bou-Saïd quand, l'année précédente, nous avions monté Le Treizième Arbre. Mais il était très près de nous.
Aimer Gide, c'est aimer le libre examen, haïr tout arbitraire et tout mensonge. Jouer Gide, en 1943, c'était refuser toutes les orthodoxies, exalter l'insoumission aux dogmes de tout ordre et, surtout peut-être, il faut y insister, la discipline envers soi-même. Bien des jeunes lecteurs furent semblables aux fils d'Œdipe qui, de l'exemple de leur père, « n'ont pris que ce qui les flatte, les autorisations, la licence, laissant échapper la contrainte : le difficile et le meilleur ». Aimer Gide, c'est savoir que rien de grand ni de beau ne s'obtient sans contrainte. »***
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* Jacques Brenner, Journal, tome 1, Du côté de chez Gide (1940-1949), Pauvert, 2006, p.28** Ibid. p. 264
*** Jacques Brenner, Reconnaissance, in Hommage à André Gide, NRF, Gallimard, 1951
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