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Gide obéissait au mécanisme de la jeunesse. Il s'y empêtra jusqu'à la fin. Je ne parlerais pas de lui dans ce chapitre s'il n'en éclairait le sens par l'usage qu'il faisait de méthodes, inconscientes chez les jeunes, et chez lui parfaitement conscientes. Son désir de jeunesse le mêlait à des intrigues où il oubliait son âge. Il se conduisait alors avec une légèreté qu'il lui fallait légitimer dans la suite. Il me fournira donc, en marge, un troisième exemple, d'autant plus frappant que les défenses y sont sournoises, les armes courbes.Dans ce chapitre, où je cherche à excuser mes agresseurs, il m'importe d'élargir le cadre, de découvrir des excuses à Gide lorsqu'il m'attaque dans son journal, et quel fut l'apport des jeunes véhicules qui circulaient entre nous.
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Je venais, en 1916, de publier le Coq et l'Arlequin*. Gide en prit ombrage. Il craignait que les jeunes se détournassent de son programme et de perdre des électeurs. Il m'appela comme un élève en faute chez le maître d'école, et me lut une lettre ouverte qu'il me destinait.On m'adresse pas mal de lettres ouvertes. Dans celle de Gide, je figurais en écureuil, et Gide en ours au pied de l'arbre. Je sautais des marches et de branche en branche. Bref, je recevais une semonce et je devais la recevoir en public. Je lui déclarai qu'à cette lettre ouverte je comptais répondre. Il renifla, opina du bonnet, me dit que rien n'était plus riche, ni plus instructif que ces échanges.
On se doute que Jacques Rivière refusa de publier ma réponse dans la N. R. F. où Gide avait publié sa lettre. Elle était assez rude, je l'avoue. J'y constatais que la maison de Gide, villa Montmorency, ne regardait pas en face, que ses fenêtres donnaient toutes de l'autre côté.
Gide avait déjà reçu une douche de ce genre. Elle venait d'Arthur Cravan** dont il tira Lafcadio***. Cravan était un colosse mou. Il me visitait, s'étendait, s'étalait, les pieds plus hauts que la tête. Il m'avait confié les pages où il raconte une visite de Gide dans sa mansarde, visite fort analogue à celle de Julius de Baraglioul.
Mais de ces pages et de cette visite, Gide, selon sa coutume, a tiré profit. Il n'avait aucun profit à tirer de ma réponse, sauf d'y répondre, à quoi il ne manqua point. Il chérissait notes et notules, réponses aux réponses. Il répondit à la mienne dans les Ecrits Nouveaux qui l'avaient publiée.
Avouerai-je ne l'avoir pas lue? Je tenais à me mettre en garde contre un réflexe, contre une cascade effrayante de lettres ouvertes. Le temps passa. Vinrent Montparnasse et le cubisme. Gide se tenait à l'écart. Il savait oublier les offenses, surtout celles qui sortaient de sa plume. Il me téléphona et me pria de prendre en charge (mettons Olivier****). Son disciple Olivier s'ennuyait de sa bibliothèque. Je l'initierais aux cubistes, à la jeune musique, au cirque dont nous aimions les gros orchestres, les gymnastes et les clowns.
Je m'exécutai, avec réserve. Je connaissais Gide et sa jalousie presque féminine. Or, le jeune Olivier trouva fort drôle d'énerver Gide, de lui rebattre les oreilles avec mon éloge, lui déclarant qu'il ne me quittait guère et savait le Potomak par cœur. Je ne devais l'apprendre qu'en 1942, avant mon départ pour l'Egypte. Gide se confessa et m'avoua qu'il avait voulu me tuer (sic). C'est de cette histoire que naquirent les crocs-en-jambe de son journal. Du moins, les mit-il sur ce compte.
Il n'avouait pas que j'avais eu toutes les peines du monde à le convaincre de lire Proust. Il le traitait d'auteur mondain. Sans doute, Gide m'en voulut d'être arrivé à le convaincre, lorsque Proust peupla la Nouvelle Revue Française de ses merveilleuses pattes de mouches. Elles fourmillaient rue Madame. On les y déchiffrait sur plusieurs tables.
Le jour de la mort de Proust, Gide me chuchota chez Gallimard : Je n'aurai plus ici qu'un buste.
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Il mêlait en sa personne le Jean-Jacques Rousseau botaniste, et le Grimm de chez Mme d'Epinay. Il me rappelait cette interminable, cette harcelante chasse à courre aux trousses d'un gibier maladroit. Il combinait la peur de l'un et la ruse des autres. Il advenait que meute et gibier se confondissent en lui.Le postérieur de Jean-Jacques, c'est la lune de Freud qui se lève. Gide ne répugne pas à ces exhibitionnismes. Mais si on le contourne, on découvre le sourire de Voltaire (1).
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Je ne m'attarderai pas sur les responsables des inexactitudes qui déforment mes moindres gestes. Je m'en suis expliqué ailleurs. En parlant de Gide, je ne songeais qu'au labyrinthe où il attirait les jeunes, où il aimait se perdre avec eux. Le mécanisme de révolte s'est mis en marche après sa mort. On injuria son cadavre. C'est sa sauvegarde. On l'avait trop exploité, commenté, gratté, vidé. Son invisibilité n'était que visibilité mise à l'étude. Il bénéficiera des iconoclastes. Il y prendra de l'ombre. Il avouait de petites choses pour en cacher de grandes. Les grandes surgiront et le sauveront.*
J'aimais Gide et il m'agaçait. Je l'agaçais et il m'aimait. Nous sommes quittes. Je me souviens que lorsqu'il écrivait son Œdipe après les miens (Œdipe-Roi, Antigone, Œdipus Rex, la Machine Infernale), il me l'annonça sous cette forme : Il y a une véritable « Œdipémie ». Il excellait à prononcer les syllabes de mots difficiles. Il semblait les sortir de quelque citerne.Au terme de sa vie, il vint dans ma maison de campagne avec Herbart. Il souhaitait que je fisse la mise en scène d'un film qu'il tirait d'Isabelle. A l'œil d'Herbart, je devinai qu'il pataugeait. Le film était médiocre. Je le lui expliquai dans une note écrite, et qu'on attendait plutôt de lui un film des Faux-Monnayeurs, ou des Caves. Il jubilait de m'entendre lire une note. Il empocha cette note. Il est possible qu'on la retrouve dans quelque tiroir.
Nos contacts furent agréables jusqu'à sa fin, jusqu'à la lettre où Jean Paulhan me le décrivait comme pétrifié sur son lit de mort.
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Il n'en reste pas moins évident qu'il y a ceux qui peuvent offenser, et ceux qui doivent encaisser les offenses. On me reprochera d'attaquer mes agresseurs. Je ne les attaque pas. Je me penche sur leurs responsabilités et leurs irresponsabilités. Visible et invisible y gagnent ensemble. Gide, Claude Mauriac, Maurice Sachs, retardent qu'on ne me désosse et que l'on ne mange ma moelle. Ils me servirent sans le savoir.En outre, j'estime que les effluves qui provoquent les attaques d'un certain ordre, émanent beaucoup plus de l'accusé que du juge. Dans une zone où le litige de responsabilité n'existe pas, juge et accusé sont aussi responsables et irresponsables l'un que l'autre."
1.Comme je demandais à Genêt pourquoi il refusait de connaître Gide, il me répondit : « On est accusé ou juge. Je n'aime pas les juges qui se penchent amoureusement vers les accusés. »
Journal d'un Inconnu, Jean Cocteau, Grasset, 1953, pp. 110-114
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* Le Coq et l'Arlequin paraît non pas en 1916 mais en 1918 aux Editions de la Sirène fondées par Paul Laffitte à la fin de 1917. C'est à la sortie du Potomak, le 20 mai 1919 (Gide était déjà présent à la lecture du Potomak chez Adrienne Monnier, à la libraire de la rue de l'Odéon, le 21 février 1919) que Gide fait paraître dans la N.R.F. de juin sa « Lettre ouverte à Jean Cocteau ». Il y critique Le Cap de Bonne-Espérance, Parade et, revenant sur le Coq et l’Arlequin, dénie au poète toute compétence musicale. Cocteau réplique dans Les Ecrits nouveaux de juin-juillet (« Il y a en vous du pasteur et de la bacchante »). Gide riposte dans la même revue en octobre (lui reprochant « non point tant de suivre, que de feindre de précéder »).
** Voir ici le compte-rendu de la visite de Cravan à Gide paru dans la revue Maintenant, n° 2 de juillet 1913.
*** A ce sujet voir dans le BAAG n° 167 de juillet 2010 l'article Du bon usage d'Arthur Cravan, de Pierre Masson, et le feuillet inédit retrouvé de la visite de Cravan vue cette fois par Gide.
**** Il s'agit de Marc Allégret, que Gide confia bien à Cocteau avec l'intention qu'il dit. Cette jalousie, Gide la confie à son Journal le 8 décembre 1917 : « Hier soir retour de Paris pour où j'étais parti le 1er décembre. Une immense et chantante joie n'a pas cessé de m'habiter; pourtant, avant hier, et pour la première fois de ma vie, j'ai connu le tourment de la jalousie. En vain cherchais-je à m'en défendre. M. n'est rentré qu'à 10 heures du soir. Je le savais chez C.. Je ne vivais plus. Je me sentais capable des pires folies, et mesurais à mon angoisse la profondeur de mon amour. Elle n'a du reste point duré...
Le lendemain matin, C. que j'allais revoir acheva de me rassurer, me racontant, selon son habitude, les moindres gestes de leur soirée. »
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