lundi 19 juillet 2010

... vu par Jean-Louis Barrault

Jean-Louis Barrault et André Gide
image du film Lettre de Paris de Roiger Leenhardt (1945)


André Gide et le théâtre, c'est une longue histoire un peu houleuse. Auteur et traducteur, il se serait voulu aussi acteur, metteur en scène, car il trouvait toujours le résultat des autres « décevant ». Mais son intérêt pour le théâtre ne faiblit jamais. Dès 1899 il rêve de théâtre. Le Roi Candaule est représenté le 9 mai 1901 à l'Œuvre de Lugné-Poe et en 1904 Gide prononce une conférence intitulée De l'évolution du théâtre.

A la suite du manifeste de Jacques Copeau Un essai de rénovation dramatique paru dans la NRF de septembre 1913, l'aventure du Théâtre du Vieux Colombier prend forme. Une autre aventure est celle de la longue élaboration de la pièce Antoine et Cléopâtre que Gide traduit à la demande d'Ida Rubinstein et qui sera jouée en 1920. Saül est créé le 16 juin 1922 par Copeau et Jouvet au Vieux Colombier.

Lorsqu'en 1939 Jean-Louis Barrault monte La Faim au théâtre de l'Atelier, Gide est impatient de connaître les impressions de Maria van Rysselberghe qui a assisté à la pièce. En avril 1942, ils trouvent Barrault remarquable en Berlioz dans le film médiocre La Symphonie fantastique. Est-ce par procuration que Gide souhaite faire une comédienne de sa fille Catherine ? Il est question cette même année qu'elle intègre la troupe de Barrault et Madeleine Renaud.

Barrault, dans le texte qui suit, se souvient du « bon moment que nous avions passé ensemble tous les trois avec Madeleine Renaud » en 1942 à Marseille. Mais après ce séjour en zone libre, Gide embarque le 4 mai 1942 pour Tunis. A son retour en France en 1945, il retrouve Barrault qui a remonté Antoine et Cléopâtre dans la traduction de Gide. « Il avait de longues séances avec Barrault pour la mise en scène d'Hamlet », note aussi la Petite Dame en novembre 1945.

« Il est très exalté par ses rencontres avec Barrault qu'il déclare génial dans l'invention. Barrault a l'idée de porter à la scène d'abord, et au cinéma ensuite, Le Procès de Kafka, et il souhaite associer Gide à son projet, ce qui le tente beaucoup », poursuit Maria van Rysselberghe dans la même note qui résume ce mois de novembre 1945. On peut voir Gide et Barrault discutant cette année-là au pied de la statue de Diderot dans le film Lettre de Paris de Roger Leenhardt.

Les rencontres se poursuivent. Si les premières scènes du Procès sont achevées dès la fin 45, les premières répétitions ne débutent qu'en février 47 et la première en octobre sera un succès. Même Claudel signera une critique élogieuse, en trouvant toutefois le moyen de ne pas citer Gide... Plus tard, Barrault voulut jouer Œdipe mais Gide en avait cédé l'exclusivité à Jean Vilar. Tout comme celle pour Antoine et Cléopâtre au Français, théâtre qui donnera en 1950 Les Caves du Vatican auxquelles Gide consacre beaucoup de son temps, désormais compté.

L'hommage de Jean-Louis Barrault à André Gide qui suit est paru dans les Cahiers de la Compagnie Madeleine Renaud Jean-Louis Barrault, de décembre 1955. Il fait suite à une critique acerbe du André Gide de Marc Beigbeder. (Editions Universitaires, coll. "Classiques du XXe siècle", 1954, Paris) signée André Altier.




"ANDRÉ GIDE
par JEAN-LOUIS BARRAULT

André Gide était, je crois bien, l'homme le plus vivant et le plus obstinément jeune que l'on puisse avoir connu.
La silhouette humaine de Gide? Ce qui frappait lorsqu'on se trouvait face à lui, c'était tout d'abord son regard : ce regard qui vous transperçait, ce regard de microscope — sous son regard on était « vu »; on devenait transparent.
C'est que Gide était immensément curieux — ce qui est une bien grande qualité sur cette terre si alléchante; ce qui est aussi une bien élégante façon de rendre hommage à toutes les créatures de Dieu.
Quelque part dans son œuvre, je crois que c'est dans son Voyage au Congo, tandis qu'il se fait ballotter dans la brousse, il relit l'Oraison d'Henriette d'Angleterre de Bossuet et il s'écrie à propos d'un passage : « Imagine-t-on quelqu'un qui dirait à un voyageur : « Ne regardez donc pas le fuyant paysage, contemplez plutôt la paroi du wagon, qui elle, au moins, ne change pas, » — Et parbleu, lui répondrais-je, j'aurai tout le temps de contempler l'immuable, puisque vous m'affirmez que mon âme est immortelle; permettez-moi d'aimer bien vite, au contraire, ce qui va disparaître dans un instant. »
Gide, lui, a précisément passé sa vie, le nez à la portière, comme les enfants. Quel bon camarade, si merveilleusement curieux, nous avions !
Il avait un cœur universel; il nous aimait tous, que l'on soit petit ou grand, de quelque condition que ce fût, Gide se penchait aussitôt sur nous avec complaisance, avec amour. Il lui suffisait que l'on fût simplement un Être vivant pour qu'il nous prêtât quelque intérêt. Il y avait en lui du naturaliste. C'était un collectionneur d'humains.
Il était de ceux qui savent le mieux vivre et qui pouvait être le meilleur professeur de vie. Que j'aurais voulu faire un jour un voyage avec lui! Comme il devait savoir voyager! C'est cette joie de vivre qui ajoutait, à ce regard exceptionnellement brillant et intéressé, un sourire à la fois affable, communicatif et voluptueux — joie de découvrir, volupté de déguster le présent.
L'élégance était dans sa bouche ; des dents appétissantes, des lèvres nettes. Lorsqu'il fumait des cigarettes anglaises : celles qui savent le mieux dessiner leur fumée, il ne les mâchait pas comme le fumeur de « tabac gris », il avait l'air, du bout des lèvres, de les embrasser finement, à plusieurs petites reprises, comme s'il les caressait de petits mots secrets et émoustillants qui les faisaient grésiller de plaisir. Il les tenait avec délicatesse de ses longues mains fines et soignées.
Pour finir de captiver, il ajoutait à ce regard, à ce sourire, à cette élégance raffinée, une voix chaude et bien timbrée et une diction impeccable.
Quel acteur envoûtant il eût été.
Il était l'intelligence même; l'intelligence physique. Il sentait au maximum, il comprenait, il savourait de même et il jugeait au mieux. Il était de la plus grande lucidité. Cette lucidité l'accompagna, paraît-il, dans sa mort, comme elle l'avait accompagné tout le long de sa vie — sur son lit il avait gardé ce même sourire aimable; un de ses derniers mots, je crois, est à peu près celui-ci : « Voilà, c'est la fin ; ce n'est pas si difficile que cela de mourir ! » Sa vie, comme sa mort : une victoire personnelle complète.


Je le revois encore en 1942, à Marseille, après le bon moment que nous avions passé ensemble tous les trois avec Madeleine Renaud. Il nous quitte, on s'embrasse et le voilà qui bondit, saisissant au vol le tramway, dans un bruit de cape, la cigarette au bec et le feutre savamment bosselé. Gide était la « jeunesse ».
Lorsque quelqu'un disait : « Hier, j'ai passé la soirée avec Gide », il y avait dans l'œil de la personne une étincelle de joie, dernier écho enchanté de cette bonne soirée.
Son accueil, lorsqu'on lui rendait visite, soit pour lui parler d'un projet, soit pour travailler avec lui, était toujours chaud. Il vous faisait croire, dès la porte franchie, qu'il ne faisait pas autre chose que vous attendre; ce n'était pas une visite, c'était un rendez-vous!
Mais tout au long de l'entretien, il fallait guetter intimement le moment où, dans ce même sourire affable, apparaîtrait le premier grommellement de lassitude, d'usure du moment. Par respect pour cet être si merveilleusement indépendant, il était bon de ne pas dépasser ce moment. Une phrase venait de se terminer sur une « longue », suivant un petit temps, un « oui » soupiré, puis un « c'est cela » chantonné comme l'image même d'une minute neutre. Toujours ce sourire, mais le regard s'abaisse, l'intérêt se rabat : c'est fini. On se levait, prenait congé et aussitôt reparaissait, redoublé, ce chaud sourire reconnaissant qui semblait dire tout à la fois : « Comme je vous sais gré de me libérer de votre présence, mais aussi d'être venu et encore de me promettre de revenir souvent ! ».
On s'en allait de chez lui « rechargé » pour toute la journée. Grâce à lui les projets, les idées foisonnaient. Il avait su, en quelques mots, vous activer la circulation de l'esprit. Ou aurait voulu, à son exemple, se griser de toutes les sensations. L'amour de la vie, voilà Gide.


Gide fut un véritable conseiller.
Qui peut dire que Gide était de mauvais conseil? Qui peut dire qu'il a dévergondé la jeunesse? Qu'est-ce se dévergonder, si ce n'est de s'apercevoir qu'on était déjà dévergondé! Cher Gide, certains le disaient infernal. Mais si l'Enfer disparaissait, il serait frais, le Bon Dieu! N'est-ce pas sa création-vedette? Non : Gide a été lui-même. C'est une morale que de chercher à être soi-même. Il ne lui serait pas venu à l'idée de nous reprocher d'être différent de lui. Il encourageait simplement son semblable à devenir : soi. Il aimait l'Homme dans toute la généralité du mot; je préfère cela à ceux qui le méprisent.
Il a vécu librement. Les hommes libres se font de plus en plus rares. Il a su s'engager sans jamais se laisser embrigader.
Il a compris que pour faire face à l'organisation absurde et disloquée (out of joint) de ce temps, il fallait redevenir authentique, ressemblant à soi-même; espérant que la résultante de tous ceux qui réussiraient à devenir eux-mêmes, serait supérieure à ce qu'elle est par la composition de tous les groupements anonymes des chapelles, des sectes ou des partis. C'est une foi.
Sur le plan de l'art aussi, quelle bonne discipline il enseignait!
Cet homme libre, voluptueux, spontané dans ses actes, jouisseur, curieux comme pas un, devenait le plus scrupuleux dès qu'il s'agissait de créer.
Il refait valoir la contrainte, redonne le sens de la mesure, chante les vertus de l'obstacle, devient l'apôtre de toutes les qualités d'où est sorti le classicisme français.
II laisse Dostoïevsky pour suivre Racine, sans perdre de vue toutefois les charmes sensuels des « Mille et une Nuits ».
Ses essais (Montaigne, Chopin, Dostoïevsky), ses études critiques, ses feuillets, ses carnets de route, ses lettres (à Angèle notamment), son journal sans dates, etc., auront encore longtemps la même importance et la même utilité que les curiosités esthétiques, l'art romantique, les essais et notes de Baudelaire.
En cela, il est de la plus pure tradition française; il a libéré, pour nous, l'esprit classique de tout académisme. La conception classique, il la reprend « à neuf » — comme Valéry.
Gide nous aura appris à VIVRE; à vivre JEUNES et en accord toutefois avec la bonne, la véritable tradition.
« C'est une absolue perfection et comme divine, écrit-il, de savoir jouir loyalement de son Être. » Qui oserait dire qu'il n'a pas vécu loyalement? Lui, au contraire, a mis à jour, le premier peut-être, ce qu'il avait coutume d'appeler : « toutes les pièces du Procès »."

Cahiers de la Compagnie Madeleine Renaud Jean-Louis Barrault,
troisième année, quatorzième cahier,
« L'âge d'or espagnol » Jules Supervielle Jean Vauthier,
Julliard, décembre 1955, Paris.

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