La lecture de Paludes marque aussi pour Jorge Semprun l'entrée dans la langue française qu'il veut désormais maîtriser comme un autochtone puisqu'une boulangère du Boul'Miche l'avait chassé en le traitant d'Espagnol de l'armée en déroute :
« Mon accent détestable ne m'avait pas seulement interdit d'obtenir le petit pain ou le croissant que je désirais, il m'avait retranché aussi de la communauté de langue qui est l'un des éléments essentiels d'un lien social, d'un destin collectif à partager.
[…]
La boulangère du boulevard Saint-Michel me chassait de la communauté, André Gide m'y réintégrait subrepticement. Dans la lumière de cette prose qui m'était offerte, je franchissais clandestinement les frontières d'une terre d'asile probable. C'est dans l'universalité de cette langue que je me réfugiais. André Gide, dans Paludes, me rendait accessible, dans la transparente densité de sa prose, cet universalisme. »
Adieu, vive clarté..., Jorge Semprun, Gallimard, 1998, pp.120-121
Et Semprun de démontrer en quoi Paludes est si particulièrement, si étrangement français :
« Je pourrais évoquer d'autres livres de cette époque qui ont eu pour moi davantage d'importance morale que Paludes. Mais celui-ci, à toutes ses qualités littéraires, qui sont exceptionnelles — extraordinaire modernité formelle d'un récit écrit il y a plus d'un siècle, en 1895 ; délicieuse insolence narrative ; imagination débridée ; concision sévère du phrasé et richesse lexicale, etc. —, ajoute une vertu qui lui est singulière : on ne peut le concevoir écrit dans aucune autre langue que le français.
Les romans que je viens d'évoquer*, la majorité de tous les autres qu'on pourrait également mentionner, ont été écrits en français, certes, et dans cette langue s'incarne le contenu matériel et idéel que constitue l'œuvre, bien entendu. Mais l'essence du Sang noir ou de La condition humaine ne se dissoudrait pas dans le néant si on appréhendait ces romans dans une autre langue. Ainsi, on peut parfaitement imaginer Le sang noir en russe. Quelqu'un m'a dit une fois, judicieusement — je crois bien que c'était Jean Daniel — que Guilloux a écrit le plus grand roman russe de langue française ! Pour leur part, l'immense majorité des lecteurs de Dostoïevski à travers le monde auront lu son œuvre romanesque en français, anglais, allemand ou espagnol : dans n'importe quelle langue littéraire autre que le russe. Pourtant, on sait pertinemment de quoi il est question dans Les Frères Karamazov même si on a lu le roman en français. Et même si on l'a lu dans une traduction médiocre, me risquerai-je à dire. Car l'essence de ce roman, de la plupart des grands romans, même s'ils se nourrissent de leur langue originaire et originale, qu'ils enrichissent à leur tour, n'est pas langagière.
L'essence de Paludes, en revanche, est dans sa langue. On ne peut concevoir Paludes dans aucune autre langue que le français.
J'en ferai la preuve immédiatement, en ouvrant le volume au hasard. Voici la page 114 de l'édition Folio.
D'ailleurs, sitôt sortis du parc que les sapins noirs encombraient, la nuit nous parut plutôt claire. Une lune à peu près gonflée se montrait indistinctement à travers la brume éthérée. On ne la voyait pas comme parfois, tantôt et tantôt, puis cachée, puis ruisseler sur les nuages ; la nuit n'était pas agitée ; — ce n'était pas non plus une nuit pacifique ; — elle était muette, inemployée, humide, et m'eussiez-vous compris si j'eusse dit : involontaire. Le ciel était sans autre aspect ; on l'eût retourné sans surprise. — Si j'insiste ainsi, calme amie, c'est pour bien vous faire comprendre à quel point cette nuit était ordinaire...
Si je cite ainsi, calme amie — qu'y a-t-il de plus tendre que de parler d'un livre qu'on a aimé avec une amie chère ? —, c'est pour bien vous faire entendre à quel point cette prose est extraordinaire. À quel point est-il inconcevable de parvenir, dans une langue autre que la française, à un semblable équilibre des éléments d'une phrase, du précis et du précieux, de la rigueur et de la fantaisie. »
Adieu, vive clarté..., Jorge Semprun, Gallimard, 1998, pp.118-119
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* Le sang noir, de Louis Guilloux, La condition humaine et L'espoir, de Malraux.
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